Après les espoirs suscités par le Printemps arabe en 2011 puis l'arrivée au pouvoir des mouvements se réclamant de l'islam en Egypte et en Tunisie, êtes-vous optimiste pour l'avenir politique des pays arabes ?

Le mouvement de 2011 était extraordinaire : De Oman jusqu'à la Mauritanie, la conscience collec- tive arabe s'est réveillée. Mais les raisons d'espoir sont à long terme. Les cycles révolutionnai- res du monde arabe sont longs, surtout avec les taux d'interfé- rences externes. Pour casser ce mouvement, on a créé des points de fixation en Libye et en Syrie. Ces deux interventions ont conduit à la catastrophe. Quand on arme des manifestants paci- fiques, on provoque la guerre civile. L'indignation sur tel ou tel dictateur est sélective selon les intérêts géopolitiques occiden- taux et ceux de leurs alliés locaux. Supprimer un système de dictature ou de prédation ? Mais pour le remplacer par quoi ? Tout le Moyen-Orient est en situation de prédation par ses couches dirigeantes et leurs alliés dans le monde des firmes multinationales. Ce sont des économies “rentières” totale0 Tc - ment improductives qui entraî- nent chômage et forte concen0 Tc - tration de richesses. C'est aux peuples seuls de régler les pro- blèmes avec leurs régimes poli- tiques et économiques et de construire du neuf. Quel regard portez-vous sur la situation en Syrie ? C'est une bataille très dangereu- se qui dépasse de loin les enjeux syriens internes et qui peut déboucher sur une troisième guerre mondiale. Tant qu'il y aura 90 000 ou 100 000 combat- tants non syriens, et que les milieux de l'opposition à l'étran- ger demeurent largement pri0 Tc - sonniers des intérêts de la Turquie, de la France, de l'Arabie Saoudite et du Qatar, on n'arri- vera à rien. Le pays est en train d'être systé - matiquement détruit. Demain, de nouveaux prédateurs vont arriver et piller la Syrie sous pré- texte de reconstruction, comme au Liban, en Irak, en Bosnie...

Quels regards selon vous les enjeux géostratégiques à l'œuv - re dans la région ? Il s'agit aujourd'hui du rééquili- brage du système international et de la fin de l'unilatéralisme américain. La région est dans un chaos total. Sur la rive sud de la Méditerranée, les Etats-Unis et Israël ont mis la région à genoux avec l'invasion de l'Irak en 2003, puis l'attaque israélienne contre le Liban en 2006. La Syrie a supporté un million et demi de réfugiés irakiens pen0 Tc - dant des années sans demander d'assistance. Les Tunisiens ont dû eux aussi accueillir des centaines de milliers de réfugiés de la Libye. Au Liban, il y a entre 800 000 et un million de réfugiés syriens, soit 25 % de la popula0 Tc - tion. Dans cette situation explo- sive, l'Europe, à la traîne des Etats-Unis, ne joue aucun rôle d'apaisement, bien au contraire.

Quel est le rôle du Golfe dans la région ? L'augmentation des prix du pétrole dès 1973 a constitué un tremblement de terre social au Moyen-Orient d'une ampleur sans précédent dans l'époque moderne. Les élites urbaines ara - bes, qui avaient déclenché la Nahda au XIXème siècle et adap- té les principes de la Charia aux besoins du monde moderne, ont progressivement cédé le pouvoir culturel, religieux et médiatique aux familles régnantes du Golfe, disposant de moyens financiers disproportionnés face aux autres régimes politiques arabes fragili- sés par les défaites militaires face à Israël ou les échecs du dévelop- pement, et parfois les deux à la fois. La “Sahoua islamique” est venue remplacer la “Nahda arabe”, avec son cortège de pré- dicateurs tous influencés par l'ex- trême rigorisme théologique du wahhabisme. La religion musul0 Tc - mane a été instrumentalisée pour en faire une arme politique redoutable, en alliance avec les Etats-Unis dans la lutte contre le communisme. La question pales- tinienne a été oubliée au profit de combats qui ne sont pas les nôtres en Afghanistan, en Bosnie, en T chétchénie, dans le Caucase. Ces mouvances portent en elles la légitimation d'un autoritarisme redoutable prétendant contrôler la vie des croyants et croyantes dans ses moindres détails et com- battre les ”mécréants”, musul - mans ou non.

Contre ces “idéologies d'autori - té”, vous prônez le retour à la liberté d'ijtihad... La grande erreur de beaucoup d'intellectuels arabes a été de laisser la question religieuse aux Frères musulmans et au wahha- bisme qui, avec leurs moyens, se sont emparés de l'esprit des gens. Les hauts faits de la civili0 Tc - sation islamique qui avait insti- tué une liberté de pensée tout à fait remarquable pour l'époque sont complètement occultés. On ne parle que de Sayyid Qotb, Maududi et Ibn Taymiyya ! Ce qu'on voit aujourd'hui est le résultat de quarante ans d'une politique très active qui remonte à la guerre froide, de “ré-islami- sation” des sociétés pour lutter contre le communisme. Aujourd'hui, vous n'êtes pas un musulman “représentatif” si vous êtes libéral. Pourtant, il y a toujours dans le monde arabe une vivacité de débat sur la façon d'interpréter le texte cora - nique, mais elle n'intéresse pas les milieux académiques et médiatiques.

Vous plaidez pour la laïcité. N'est-ce pas utopique de prôner un modèle impopulaire dans la rue arabe ? Avec ce qu'il se passe en Egypte, en Tunisie et en Syrie, l'opinion publique arabe, y compris dans sa composante croyante, com- mence à comprendre quelle est l'utilité de la laïcité. Au Machreq, où règne une forte diversité reli- gieuse à l'intérieur même de l'is- lam, c'est la seule solution. Il ne peut d'ailleurs y avoir de démocratie sans laïcité. Si tout est polarisé sur la question du référent religieux dans les constitutions ou l'identité sociale et culturelle, c'est parce que nous n'avons pas de pensée économique alternati- ve qui aurait relégué au second plan cette question. Il faut refuser l'analyse en ter- mes identitaires : le problème, c'est la destruction de nos sociétés et le refus du pluralis- me, dans une région du monde qui, depuis la plus Haute Antiquité, est plurielle . Quel rôle le Maghreb, et en par - ticulier le Maroc, a-il à jouer dans ce contexte ? L'Algérie a énormément souffert de la vague islamique. La Libye est aujourd'hui en proie à l'anar- chie qui profite aux éléments se réclamant d'un islam militant, et la Tunisie vit de plus en plus dan- gereusement. Le Maroc et sa monarchie à légitimité religieuse se réclamant d'un islam du juste milieu, qui est l'islam authen0 Tc - tique, pourrait jouer un rôle de catalyseur d'un libéralisme arabe et islamique moderniste, tel qu'il a existé jusqu'aux années 1950. C'est aussi ce qu'essaie de faire Al Azhar en Egypte. Il serait temps d'œuvrer pour rétablir dans le monde arabe la santé mentale que nous perdons tous les jours un peu plus et de revenir à une conception du monde ouverte, tolérante et pluraliste. C'est ce qui autrefois a fait la grandeur de la civilisation arabo-islamique puis, plus près de nous, celle de la magnifique Nahda arabe. n (*)Georges Corn est l'auteur de l'ouvrage intitulé : “L'Europe et le Mythe de l'Occident”, la Construction d'une histoire. Source : L G S