21 FÉVRIER 1848 - 21 FÉVRIER 2014 Le spectre rode toujours : Actualité du Manifeste
Le Manifeste du Parti Communiste est le plus connu de tous les écrits de Marx et Engels. En fait, aucun autre livre, sauf la Bible, n'a été si souvent traduit et ré-édité. Qu'a-til en commun avec la Bible ? Pas grand chose, si ce n'est la dénonciation prophétique de l'injustice sociale. De façon analogue à Amos ou Isaïe, Marx et Engels ont levé leur voix contre les infamies des riches et des puissants, en solidarité avec les pauvres et les humbles. Ainsi que Daniel, ils ont lu l'écriture sur les murs de la Nouvelle Babylone : Mene, Mene, T ekel Upharsin : tes jours sont comptés. Mais, contrairement aux prophètes de l'Ancien T estament, ils ne déposaient leurs espoirs sur aucun dieu, aucun messie, aucun sauveur suprême : le libération des opprimés sera l'œuvre des opprimés eux-mêmes. Que reste-t-il du Manifeste 166 ans après ?
A beaucoup d'égards, le Manifeste est non seulement actuel, mais plus actuel aujourd'hui qu'il y a 166 années. Prenons comme exemple son diagnostic de la mondialisation capitaliste. Le capitalisme, insistaient les deux jeunes auteurs, est en train de mener en avant un processus d'unification économique et culturelle du monde sous sa houlette : «Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. Pour le plus grand regret des réactionnaires, elle a retiré à l'industrie sa base nationale. (...) L'autosuf fisance et l'isolement régional et national d'autrefois ont fait place à une circulation générale, à une interdépendance générale des nations. Et ce pour les productions matérielles aussi bien que pour les productionsintellectuelles». En ef fet, jamais le capital n'avait réussi, comme aujourd'hui, à la fin du 20e siècle, à exercer un pouvoir aussi complet, absolu, intégral, universel et illimité sur le mondeentier . Jamais dans le passé il n'avait pu, comme actuellement, imposer ses règles, ses politiques, ses dogmes et ses intérêts à toutes les nations du globe. Le capital financier international et les entreprises multinationales n'ont jamais autant échappé au contrôle des Etats et des populations concernées. Jamais auparavant n'a existé un si dense réseau d'institutions internationales -comme le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, l'Organisation Internationale du Commercevouées à contrôler , gouverner et administrer la vie de l'humanité selon les règles strictes du libre marché capitaliste et du libre profit capitaliste. Enfin, jamais, en aucune ép oque, n'ont été, comme aujourd'hui, toutes les sphères de la vie humaine - relations sociales, culture, art, politique, sexualité, santé, éducation, sport, divertissement -si complètement soumises au capital et si profondément plongées dans « les eaux glacés du calcul égoïste». Cependant, la brillante -et prophétique- analyse de la mondialisation du capital, esquissée dans les premières pages du Manifeste souffre de certaines limitations, tensions ou contradictions qui résultent non d'un excès de zèle révolutionnaire, comme l'affirment la plupart des critiques du marxisme, mais, au contraire, d'une posture insuffisamment critique par rapport à la civilisation industrielle/bourgeoise moderne. Dans des écrits postérieurs, Marx va assumer une posture beaucoup plus critique sur le colonialisme occidental en Inde et en Chine, mais il faudra attendre les théoriciens modernes de l'impérialisme - Rosa Luxemburg et Lénine- pour que soit formulée une mise en question marxiste radicale de la "civilisation bourgeoise", du point de vue de ses victimes, c'est à dire les peuples colonisés. Et ce n'est qu'avec la théorie de la révolution permanente de T rotsky qu'apparaît l'idée hérétique selon laquelle les révolutions socialistes commenceront plus probablement dans l a périphérie du systèmeles pays dépendants. Il est vrai que le fondateur de l'Armée Rouge s'empressait d'ajouter que sans l'extension de la révolution aux centres industriels avancés- notamment de l'Europe occidentale, elle serait, à terme, vouée à l'échec. On oublie souvent que dans leur préface à la traduction russe du Manifeste (1881) Marx et Engels envisageaient l'hypothèse que la révolution socialiste commence en Russie -en s'appuyant sur les traditions communautaires de la paysannerie- avant de s'étendre à l'Europe Occidentale. Ce texte ainsi que la lettre, rédigée à la même époque, à V era Zassulitchrépondent d'avance aux arguments prétendument «marxistes orthodoxes» des Kautsky et Plekhanov contre le «volontarisme» de la Révolution d'Octobre 1917 -arguments redevenus à la mode aujourd'hui, après la fin de l'URSS- selon lesquels une révolu - tion socialiste n'est possible que là où les forces productives ont atteint la «maturité», c'est-à-dire dans les pays capitalistes avancés. Marx et Engels n'affirment pas explicitement que cette alternative risque de se poser aussi à l'avenir, mais c'est une interprétation possible du passage. En fait, c'est la «brochure Junius» de Rosa Luxemburg -La crise de la socialdémocratie (1915)- qui va poser clairement, pour la première fois, l'alternative socialisme ou barbarie comme choix historique pour le mouvement ouvrier et pour l'humanité. Ce n'est qu'à ce moment là que le marxisme rompt de façon radicale avec toute vision linéaire de l'histoire, et avec l'illusion d'un avenir «garanti». Et ce n'est que dans les écrits de W alter Benjamin qu'on trouvera enfin une critique approfondie, au nom du matérialisme historique, des idéologies du progrès, qui ont désarmé le mouvement ouvrier allemand et européen en le nourrissant de l'illusion qu'il suf fisait de «nager avec le courant» de l'histoire. Le Manifeste est beaucoup plus qu'un diagnostic - tantôt prophétique, tantôt marqué par les limites de son époque - de la puissance globale du capitalisme : il est aussi et surtout un appel pressant au combat international contre cette domination. Marx et Engels avaient parfaitement compris que le capital, en tant que système mondial, ne peut être vaincu que par une action historicomondial de ses victimes, le prolétariat et ses alliés. De toutes les paroles du Manifeste la dernière est sans doute la plus importante, celle qui a frappé l'imagination et le cœur de plusieurs générations de militantes et militants ouvriers et socialistes : «Prolétaires, unissez-vous !». Ce n'est pas un hasard si cette interjec ti on est devenue le drapeau et le mot de passe des courants les plus radicaux du mouvement dans les derniè res 166 années. Il s'agit d'un cri, d'une convocation, d'un impératif catégorique à la fois éthique et stratégique, qui a servi de boussole au milieu des guerres, des af frontements confus et des brouillards idéologiques. Cet appel était lui aussi visionnaire. En 1848, le prolétariat n'était qu'une minorité de la société dans la plupart des pays d'Europe, sans parler du reste du monde. Aujourd'hui, la masse des travailleurs salariés exploités par le capital -ouvriers, employés, travailleurs des services, précaires, travailleurs agricolesest la majorité de la population du globe. C'est, et de loin, la force principale dans le combat de classe contre le système capitaliste mondial, et l'axe autour duquel peuvent et doivent s'articuler d'autres luttes et d'autres acteurs sociaux. En effet, l'enjeu ne concerne pas seulement le prolétariat : c'est l'ensemble des victimes du capitalisme, l'ensemble des catégories et groupes sociaux opprimés -femmes (quelque peu absentes du Manifeste) nations et ethnies dominées, chômeurs et exclus (le «pauvrétariat ») -de tous les pays qui sont intéressés au changement social. Sans parler de la question écologique, qui ne touche pas tel ou tel groupe, mais l'espèce humaine dans sonensemble. Après la chute du «Mur de Berlin», on a décrété la fin du socialisme, la fin de la lutte des classes et même la fin de l'histoire. Les mouvements sociaux des dernières années, en France, en Italie, en Corée du Sud, au Brésil ou aux USA - en fait, partout dans le monde - ont apporté un démenti cinglant à ce genre d'élucubration pseudo-hégélienne. Ce qui manque dramatiquement, par contre, aux classes subalternes, c'est un minimum de coordinationinternationale. Pour Marx et Engels, l'internationalisme était à la fois une pièce centrale de la stratégie d'organisation et lutte du prolétariat contre le capital global, et l'expression d'un visée humaniste révolutionnaire, pour laquelle l'émancipation de l'humanité était la valeur éthique suprême et l'objectif final du combat. Ils étaient des «cosmopolites» communistes, dans la mesure où le monde entier, sans frontières ni limites nationaux, était l'horizon de leur pensée et de leur action, ainsi que le contenu de leur utopie révolutionnaire. Dans L'idéologie allemande, écrite seulement deux années avant le Manifeste, ils soulignent : «c'est seulement grâce à une révolution communiste, qui sera nécessairement un processus historique mondial, que chaque individu «sera délivré de ses diverses limites nationales et locales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et mis en état d'acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier dans tous les domaines (créations des hommes)».