Le créole, entre décréolisation et recréolisation ? (FIN)

À l’occasion des vingt ans de la parution de «l’Eloge de la créolité»,le professeur des universités Jean Bernabé,fondateur du GEREC répond ànos questions.

Q : Partagez vous cette opinion ? JB :

Le créole est peut-être orphelin. En tout cas, il a un tuteur, qui pourvoit à ses besoins, qui l’alimente et répond à tous ses besoins. Je le verrais mieux dans le statut de «pupille de la nation».

Q : Où en est-on du débat autour de la graphie du créole ? JB :

le débat n’existe pas vrai- ment. On peut le regretter. On n’établit pas un système graphique pour se faire plaisir , par narcissisme, mais pour que les usagers puissent l’utiliser. C’est pourquoi, j’ai été amené à per - fectionner le système GEREC, dans un sens que beaucoup ne comprennent pas, parce qu’ils ont accroché à des positions idéologiques. Je conseille de lire un roman Ti Anglé-a, du Martiniquais Hugues Barthéléry . Ecrit dans la graphie version 2 du GEREC, ce livre est d’une facilité extraordinaire de lecture. Il faut continuer à s’adapter à la réalité de lecture des créolophones, avant que les choses ne se fixent dans des formes inamovibles.

Q : Donc toujours des crispa - tions ? JB :

Oui, notamment chez ceux qui prennent un système gra - phique comme l’expression pure et simple d’une idéologie ou d’un acquis à préserver. Ce fétichisme-là est non pas facteur de progrès, mais d’immobilisme, voire de régression.

Q : Que pensez-vous de la glot- topolitique (ou politique de la langue) dans les pays créolophones indépendants : Dominique, Haïti, St Lucie, Seychelles, Maurice… ? JB :

Les Seychelles ont pris des orientations très volontaristes. Toute glottopolitique est liée à des objectifs et des enjeux sym - boliques. J’avoue ne pas être assez familier de la réalité de ce pays pour en juger. Il y a une cohérence et une ténacité remarquable dans ce pays qui sait utiliser ses ressources intel - lectuelles au profit d’une inser - tion du créole dans le secteur of ficiel. Cela dit, on ne dévelop- pe pas une langue comme on développe une économie. Les problèmes relevant de l’écolo - gie de l’esprit (en l’occurrence, écolinguistiques) diffèrent des problèmes écologiques concernant le monde physique. Il faudrait plus de temps pour répondre à cette question. Une langue ne se manipule pas n’importe com- ment ! Pour ce qui est de Sainte-Lucie et Dominique, la situation glotto- politique repose sur le non interventionnisme (le laissez-faire) qui aboutit au renforcement de l’anglais, le créole étant amené à devenir résiduel, si rien n’est fait. Ces îles sont sur la voie de Grenade et Trinidad. En Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion, la politique linguis - tique diffère de celles de ces îles anglophones, en ce qu’il existe des co ncours pour l’enseigne - ment du créole au primaire, au secondaire et à l’université. Mais ces enseignements ne sont pas vraiment connectés avec la réalité linguistique et culturelle globale. Pour ce qui est d’Haïti, la réfor- me Bernard des années 1980 n’a pas été vraiment appliquée et la scolarisation du créole reste en panne, en butte à de nombreu- ses difficultés techniques, bud- gétaires et aussi glottopoli- tiques. Les enjeux ne sont pas définis en rapport avec le déve- loppement économique et cul- turel du pays. Pour ce qui est enfin de Maurice, il faut noter que comme dans le cas des Seychelles, le créole se trouve être en relation avec deux langue dominantes : le français et l’anglais. Dans ce pays, on assiste à un certain consensus des intellectuels autour de la question du créole et à une attitude pragma- tique et positive du gouvernement envers une langue qui est pratiquement la première en termes de volume de paroles. Je ne connais pas avec précision les enjeux mauriciens de la promo - tion du créole, mais je serai bien - tôt amené à mieux les compren- dre à l’occasion d’un prochain séjour dans ce pays. Tout cela étant dit, il faut recon- naître qu’une politique linguistique demande de l’argent et que le seul fait d’être indépen - dant ne fait pas de la promotion du créole une priorité budgétaire. Paradoxalement, les pays qui ont des concours du primaire et du secondaire spécialisés en créole ne sont pas des pays indé- pendants.

Q : Le Conseil Général de Guadeloupe vient de consacrer un mois à la pr omotion du créo - le, n'est-ce pas là un signe encourageant ? JB :

Un mois, un jour ou une année, là n’est pas le problème ! Tout dépend des contenus et enjeux de la glottopolitique mise en œuvre. Pour ma part, je préfère que les collectivités locales soient très prudentes sur cette question. L’aménagement linguistique des créoles n’a rien à voir avec l’aménagement lin - guistique des langues non créo- les qui, par conséquent sont dans des rapports différents avec leurs langues de contact respec- tives (aux niveaux sociolinguistique, génétique, typologique etc.). Cela dit, c’est encoura- geant que les collectivités pren - nent conscience de la nécessité d’ouvrir un débat visant à une glottopolitique qui ne soit ni aventureuse, ni démagogique.

Q : En Martinique, Région et Conseil Général ont-ils une politique bien définie pour le créole ? Est ce que les «74» ont consulté le GEREC ? JB :

Bien définie, non, mais leur positionnement est plutôt favo- rable. Il se manifeste dans plusieurs domaines une volonté d’apporter des moyens. Définir une glottopolitique créole n’est pas chose aisée et l’on ne peut pas reprocher aux collectivités de ne pas en avoir une qui soit bien établie. Personnellement, je suis contre toute OPA politi- cienne sur le créole. Il faut laisser du temps au temps : la matura- tion est en train de se faire petit à petit, avec la montée en puis- sance des écrits et autres ressources du monde créole. Nous devons nous hâter lentement, mais agir avec perspicacité et détermination. Normal que les «74» n’aient pas en tant que tels pris une position particulière, qui relèverait, selon moi, des mêmes handicaps qui pèsent sur les collectivités. Certaines muni - cipalités, croyant bien faire, ont pris des initiatives sympathiques en matière d’aménagement (signalisation ou slogans touristiques, par exemple) mais faute d’une cohérence globale, leurs actions aboutissent à de petites catastrophes. Je pense notam - ment à «kontan wè zot», utilisé comme expression de bien venue aux touristes. La où d’autres langues ont un nom, en créole, on a une phrase ! Pas très maniable et réutilisable comme substantif ! Que l’on réfléchisse aux enjeux cognitifs de cette for - mule et de ses conséquences sur les capacités d’abstractions de la langue créole. Cela dit, com- ment reprocher à une instance municipale ou un of fice du Tourisme de chercher à promouvoir le créole ? Il n’empêche que sans une action concertée et informée, on ne sortira pas de l’enfer des bonnes intentions.

Q : Des mouvements de masse tels que ceux de Guadeloupe ou Martinique influent ils sur le créole, comme jadis l'UT A, le SPEG ? JB :

Oui, mais pas de façon direc- te sur la langue. Plutôt sur les représentations qu’on a de la langue. Les représentations ne sont pas tout, même si elles ontdéterminantes.

Q : 20 ans après, où en est la Créolité en tant que mouve - ment littéraire ? JB :

Elle ne se porte pas mal, si on en juge par les œuvres qui s’en inspirent et qui sont loin de se résumer aux auteurs de l’Eloge. D’une part, il serait aberrant de ne pas voir l’expression des postulations de la créolité même dans des oeuvres d’auteurs qui ont critiqué et continuent à critiquer les auteurs de la Créolité. Ils en ont le droit, mais il leur manque une certaine possibilité de regard sur eux-mêmes et leurs œuvres. D’autre part, cer- tains auteurs antillais stigmatisent la créolité quand ils ont aux Antilles, mais s’en réclament quand ils sont à l’étranger. Ils semblent ignorer que nous som- mes à l’ère d’Internet et qu’il n’est plus possible de tenir sur un même sujet des discours diffé- rents en fonction de ses interlo- cuteurs du moment !

Q : On a le sentiment, que les colloques sur le créole sont aujourd’hui moins nombreux. Est-ce dû au fait de l'institutio- nalisation du créole (LCR, Capes etc.) Ne faudrait-il pas au contraire plus de rencontres ? JB :

Oui, mais la crise écono - mique y est peut-être pour quelque chose !

Q : Le créole dans les médias, est-ce la preuve d'une certaine vitalité, ou, au contrair e, un échec ? JB :

Mettre le créole dans les médias, c’est mettre la langue du peuple dans les médias. Il était donc aberrant qu’il faille tant attendre pour avoir des radios uniquement en créole. Mais cette liberté démocratique a un prix. Plus le créole étend ses domaines d’énonciation en dehors des espaces restreints dans lesquels il est né et s’est développé le monde de la plantation) plus il est soumis à la décréolisation-francisation ou à la décréolisation-anglici - sation, si dans le même temps, les conditions ne sont pas réunies pour qu’il se produise une récréolisation. D’ailleurs que signifie une «recréolisation» ? Nous sommes dans le tragique paradoxe qui veut que plus de liberté pour le créole le conduit à moins de spécificité. Le créole est en situation de parasitage du français et de l’anglais et ce ne sont pas là les conditions d’une récréolisation, quel que soit le sens donné à ce terme. Le français et l’anglais sont les pour - voyeurs du créole en matière lexicale et même syntaxique. Je ne parle même pas des constructions que l’on peut trouver dans les textes des étudiants qui sont créoliste à l’UAG ! Nous en sommes arrivés à un stade dit «post-créole» qui correspond à une décréolisation et non pas à une néo-créolisa- tion. Il aurait fallu que les jour- nalistes (qui sont de grands passeurs de mots et de langue) prennent tous conscience, comme tel ou tel journaliste formé en créole, de la déontolo- gie linguistique qui s’impose à lui. Mais il ne suffit pas d’avoir une déontologie, il faut avoir aussi les moyens de la respecter, de l’honorer. Un problème se pose qui est celui de la forma- tion et, en-deçà de la formation, du profil de créole médiatique optimal à mettre en place. Cela ne se réalise pas par décret. Il y a beaucoup à faire dans ce domaine avant de chercher à figer les choses. On ne capitalise pas le vent. Mais quand on a capitalisé le réel, le vent peut être un excellent convoyeur !

Q : La question des programmes scolaires des LVR, en passe d'êtr e résolue ? JB :

On en est à une phase pro- grammatique ! Mais, tout ne fait que commencer ! Ce genre de chose se résout par la pratique et dans le long terme avec des avancées et des reculs. Mais on est en bonne voie.

Q : Au fait, pour quoi L VR plu - tôt que LCR ? JB :

Autre désignation pas pire que la première et où le «V» signifie «vivante». Comme on n’étudie pas une langue sans s’intéresser à la culture qu’elle véhicule, le «C» de «LCR» est inutile. En tout cas moins utile que le «V», qui rappelle que nos créoles sont bien vivants, sinon toujours aussi vivace qu’on aurait pu le souhaiter. Contrairement au breton ou à l’occitan, en passe de devenir langues mortes, faute de locu - teurs !

Q : Faut-il aujourd’hui rééditer, réactualiser, ou réécrire l'Eloge ? Avec Confiant et Chamoiseau, vous en discutez ? JB :

Gallimard réédite chaque année sans exception l’Eloge depuis 20 ans. L ’ouvrage este très demandé dans le monde entier. Le réactualiser , le réécrire ? V aste question ! Pour ma part, oui, sur certains points, notamment pour combattre la dérive essen - tialiste produite par les lecteurs et peut-être due à un manque de vigilance des auteurs ! Mais, il faudrait poser la question à mes co-auteurs. Cela peut faire l’objet d’un débat, non ?