Commémoration du centenaire de la naissance d’Hégésippe Ibéné

Dans le cadre de la Commémoration du centenaire de la naissance d’Hégésippe Ibéné,le camarade historien Christian Salinière a donné une conférence ayant pour thème: «Hégésippe Ibéné l’humaniste»,le dimanche 13 avril 2014,à la Falaise,à Sainte- Anne.Une riche rétrospective qui a permis de faire revivre un des c ar actèr es de cette grande personnalité.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ : UNE VIE DE LUTTES, UN HUMANISME SANS BORNES

Mes camarades et amis du comité d’organisation de cette manifestation m’ont proposé de faire une communication ce jour, sur l’humanisme d’Hégésippe Ibéné.C’est une tâche honorable mais difficile. Cette tâche a été rendue encore plus ardue, quand, sur les ondes, j’ai entendu Michel Bangou, mon camarade et ami, annoncer une intervention sur la vie et l’œuvre de notre camarade. Il y a une certaine dif férence entre les deux sujets! Parler de la vie et de l’œuvre d’un homme de cette dimension est un défi. Il y aurait tant à dire que l’on pourrait user les bancs à en entendre le récit. Cependant, je vais essayer de tenir ce pari difficile. En jetant les bases de cette intervention, j’ai été confronté à un dilemme au niveau méthodologique. Opter ou pour un plan chronologique, ou pour un plan thématique? Le plan chronologique me paraissait trop fastidieux, trop long. Tandis que le choix de différents thèmes parait incomplet, mais il est plus synthétique, plus attrayant

. Néanmoins, qu’il me soit permis de vous annoncer que ce ne sera ni l’un, ni l’autremais, un mélange des deux, étayé par des anecdotes, des bribes de témoignages personnels. Adolescent, jeune militant communiste de 17 ans, j’ai vécu mon premier plan de formation, l’A.B.C du Marxisme et de la philosophie marxiste-léniniste, icimême, à la Falaise, avec comme guide-formateur, Hégésippe Ibéné, aidé par d’autres camarades tel feu Pierre Tarer. Après six années d’études à l’Université de l’Amitié des Peuples, qui se sont soldées parl’octroi d’un double diplôme de pédagogue et de chercheur, j’ai entrepris un nouveau doctorat en Sorbonne -non terminé- où il m’a été délivré un D.E.A en HistoireSociale. C’est en tant qu’historien et communiste et non en hagiographe, que j’interviens. En effet, la formation que j’ai reçue, m’oblige à vous entretenir, avec un souci d’objectivité de Klébert, Hégésippe Ibéné, «le Patriarche», «Ti ache-la», notre ami, notre camarade, notre père spirituel, notre mentor .

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ: UNE ENFANCE ET UNE ADOLESCENCE MARQUÉES PAR DES CONDITIONS SOCIOLOGIQUES DIFFICILES.

Hégésippe Ibéné prend naissance juste avant la 1 ère Guerre Mondiale, le 8 avril 1914 à deux pas d’ici. La Guadeloupe, à cette époque, était marquée par une entrée difficile dans la modernité. Bien que libéré du joug esclavagiste depuis 1848, le pays végétait toujours dans un système colonial où domine l’économie de plantation, et les usiniers et l’administration coloniale tenaient le pays en coupe réglée. A ce contexte général, s’ajoute ce fait, qu’à la fin du XIX ème , début du XX ème siècle, l’économie cannière et sucrière est en crise et bon nombre de Guadeloupéens choisissent l’exode au Panama, par exemple, pour fuir la misère. En outre, la participation de la colonie de Guadeloupe à l’effort de guerre en France, a renforcé les liens d’assujettissement de notre pays à la France en se spécialisant dans le ravi- taillement du Front en café, rhumet en soldats. Enfin, lacatastrophe naturelle de septembre

1928 (le cyclone) a accentué le marasme économique et les dif ficultés pour le monde des villes et des campagnes. A cette date notre camarade a 14 ans. L’enfance et l’adolescence de notre camarade ont été imprégnées de difficultés de tous ordres, et de l’omniprésence de la terre et du travail de la terre. Très tôt orphelin, il fit corps avec le monde paysan, et reçut le soutien de son frère aîné, Vincent Emmanuel, dit Bannal.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ: UN HOMME D’UNE GRANDECUL TURE

On peut avancer la thèse qu’Hégésippe Ibéné, comme tout jeune de sa génération, était convaincu de l’idée que le savoir demeure la clef de voûte de l’émancipation et de la réussite sociales. Il alla à l’école pour la première fois à l’âge de 10 ans, en 1924. Elève surdoué, il est reçu au concours à l’Ecole Supérieure, et fait la connaissance d’un dénommé Edward Grégo (que l’on découvrira au cours de notre exposé). Après le Bac, il poursuit ses études à la Faculté de Droit de Bordeaux, après avoir tenté l’école coloniale. Après une année de doctorat et son stage d’avocat, il retourne au pays en 1939 pour des vacances, qui seront longues, très longues, à cause du deuxième conflit mondial.T out au long de sa vie, notre camarade a manifesté son attachement à la culture guadeloupéenne et à la culture universelle. Il est à l’origine de la tenue de laJo urnée des Intellectuels Communistes du 22 février 1959, exerçant à l’époque les fonctions de co-secrétaire général du Parti. Adjoint au maire, Maire, il œuvre à la création de nombreuses écoles sur tout le territoire de la commune, apportant le savoir aux enfants. Il reste le créateur de la bibliothèque municipale Edward Grégo, alors que d’autres se vantent de l’avoir inaugurée quelques années plus tard. Rendons à Klébert ce qui est à Klébert!!! Cette réalisation municipalea vu le jour en deux temps. T out d’abord, en novembre 1970, des jeunes Saintannais, sur invitation du Cercle Louis Delgrés, se sont regroupés en Mairie, afin de créer un Comité de Car naval. Ils prennent la décision d’organiser, après chaque défilé-sortie, un thé dansant et que les produits des dites manifestations, seront mises au crédit de la réalisation d’une œuvre au profit de la Jeunesse saintannaise: une bibliothèque municipale.Cette proposition a été agréée et, après les élections, une délégation de ce comité, ayant à sa tête Gérard Vincent, Maryse Plaisance et d’autres, a remis au maire de l’époque, Hégésippe Ibéné, le petit pécule recueilli. La bibliothèque provisoire inaugurée a reçu le nom d’Edward Grégo sur proposition du maire. V oilà une manifestation de son humanisme et du respect de l’autre. Dans un deuxième temps, en 1984, le Maire, Hégésippe Ibéné, reçoit en Mairie, le Directeur des Bibliothèques de France et, au cours de l’entretien, la création d’une bibliothèque, une vraie, a été évoquée et adoptée. La Bibliothèque est bien l’œuvre d’Hégésippe Ibéné. Notre camarade a fait preuve d’une très grande érudition. D’ailleurs, il a connu de grands professeurs qui l’ont guidé. Il envisageait la création d’un musée mais, la maladie a empêché la collecte des données et des pièces ainsi que la réalisation de son projet. Doué d’une très grande capacité de travail, il s’est adonné, au début des années 1950, au théâtre, en écrivant des pièces comme «Jean-Louis» ou encore «Delgrés». Les historiens, dont votre serviteur, auront à déterminer le pourquoi de ces œuvres et on découvrira une autre face de son humanisme. Tropsouvent, nous évoquons les succès de la politique culturelle à Sainte-Anne en oubliant de citer le rôle depionnier d’Hégésippe Ibéné qui a créé l e centre culturel avec tout son côté de structure inachevée-et doté la commune d’un outil incontournable, l’OMCS.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ : LE FONDATEUR ET L ’ÂME DU P AR TI

Il y a quelques années, à l’occasion des cinquante ans de la création du Mouvement Communiste en Guadeloupe, votre serviteur avait, pour synthétiser l’œuvre de nos aînés, employé le terme d’icônes. Nombre de camarades n’avaient pas compris la portée de ce terme. Les faits sont têtus et, aujourd’hui, je p

ersiste en considérant que, nous communistes, dans l’action de tous les jours, nous avons des icônes pour nous guider. Fondateur du Mouvement Communiste avec Rosan Girard, Félix Henri, Sabin Ducadosse et aussi Amédée Fengarol, il demeure le symbole de l’Alliance Ouvriers / Paysans pauvres avec les Intellectuels sur le sol guadeloupéen, qui contribue à notre identité, à notre affirmation en tant que force organisée. D’une profonde humilité, et avec raison, il a toujours considéré Sabin Ducadosse comme l’élément déterminant de la création du Mouvement Communiste en Guadeloupe. En effet, Sabin Ducadosse, syndicaliste ouvrier, a eu, avec Max Bloncourt, Gothon, Lunion, l’avantage de faire partie de la ligue anti impérialiste en 1927 et de participer à un périple au pays des Soviets, sur invitation des syndicats rouges. Après maintes tentatives infructueuses, Ducadosse parvient, grâce à la débâcle durégime de Sorin, de mener à bien son projet. Sa rencontre avec Ibéné, en terre martiniquaise, a été déterminante. De l’Appel au Peuple de 1944 en passant par la transformation de la Fédération locale du PCF en PCG, Parti souverain, jusqu’au 22 Mai 1989, la vie du camarade Ibéné est liée avec la vie du Parti. C’est un modèle de Fidélité ! Il est associé à toutes les luttes, tous les combats que le Parti a eu à mener. En outre, il est le guide qui a permis à son Parti, notre Parti, de sortir ragaillardi de toutes les crises qui l’ont secoué. C’était le visionnaire, le Sage, le Fédérateur . Hégésippe Ibéné: Le défenseur du petit peuple et des opprimés La carrière d’avocat de notre camarade est émaillée de joutes mémorables au barreau pour défendre les intérêts des travailleurs de la terre, comme à Bois-Jolan, dans les années 1950, comme à Danjoie, à Petit-Canal,dan s les années 1960; tout comme il a défendu, avec ténacité, les militants, les dirigeants du Parti et autres syndicalistes, devant la justice coloniale pour leurs positions prises en faveur du peuple algérien, durant la guerre coloniale de la France en Algérie. Sans oublier ses plaidoiries en faveur des Guadeloupéens trainés devant la cour de Sureté de l’Etat en 1968. C’est un acte d’humanisme et de solidarité profonde et fraternelle.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ : L’INTELLECTUEL PAYSAN D’aucun qui rencontrait «mèt», l’intellectuel, dans les fonds de Dupré de Burat, pouvait croire qu’il jouait au paysan, accoutré qu’il était de son short kaki, de son chapeau de paille, de son tricot «façon maille d’épervier» et avec ses fameux micas. Point de tout cela. Au moment de son100 ème anniversaire, il est nécessaire de souligner l’attachement, sans relâche, de ce natif natal Saintannais à la terre. A la terre que ses parents lui ont léguée.Il nous donne une vision élaborée du petit paysan guadeloupéen, façonné à la lumière du Communisme qui est, avant tout, un engagement militant. Les travaux des champs auxquels il assistait et l’effort solidaire naturel qui était au cœur des «convois», des «la-colès», des «coups de mains», des travailleurs de terr e, alors qu’il était enfant et adolescent, ont sans nul doute participé à son adhésion à la pensée et la pratique marxistes. C’est un défricheur de la misère, un planteur de la vie nouvelle! C’est toujours un géant que je vois dans son jardin créole, les pieds dans la poussière, la pioche et un plant d’igname à la main, la tête dans l’infini, les yeux rivés sur l’horizon, porteur d’espoir d’une société plus juste pour son peuple.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ: LE JOURNALISTE DE L’ETINCELLE

Dans les colonnes de l’Etincelle, son journal, il a animé, avec bonheur , la rubrique : Réalités / Sévérités, durant plus d’une dizaine d’années. Il est considéré comme un observateur perspicace de son milieu, capable de réussir un portrait des dif férents acteurs de la société guadeloupéenne. A la fin de la lecture du Journal, le lecteur en sortait moralement grandi, moralement galvanisé, avec une notion plus large de la fraternité, plus apte à communier dans la souffrance d’« un pép en hannyon» comme il aimait le dire. Il a su, dans un souci pédagogique, présenter au lecteur de l’Etincelle le genre de sujets qu’il attendait et dont il avait besoin à l’époque.

HÉGÉSIPPE IBÉNÉ: REFLET D’UN HUMANISME PROFOND

Il avait, à sa manière, le don de raconter , avec couleurs, la vie du Parti, les choses de la vie, son long combat pour l’assainissement des mœurs électorales à Sainte-Anne et en Guadeloupe. Pas seulement pour le respect de son Parti, pour le respect du suffrage universel mais, surtout, pour le respect de la dignité humaine. Toute sa vie a été une protestation contre l’exploitation capitaliste et l’arbitrairecolonial. Il était contre le système qui abrutit les consciences. Il a croisé «le fer» avec ses adversaires, avec force et opiniâtreté car, il avait la vivacité de l’esprit et le ton à la polémique. Mais, il forçait l’admiration de tous car il ne sombrait jamais dans l’injure, animé qu’il était du sentimentque , celui qui défend sa foi, sa conviction avec courage, mérite le respect. C’est un être magnanime!!! Il me revient une anecdote d’après les joutes électorales de 1971. Il avait donné du travail à un farouche adversaire politique, sur un petit chantier, et devant l’incompréhension de ses camarades, il avait rétorqué, sans élever la voix, qu’il était le Maire de tous les Saintannais! Il avait le cœur bon et grand. D’ailleurs, dans la conclusion de l’Appel au Peuple de 1944, la métaphore «des ténèbres de l’agonie capitaliste» rappelle sans nul doute, la mission rédemptrice de la classe ouvrière et de sonParti. Autre épisode anecdotique. Après la défaite électorale au soir des législatives 1968. Remplis d’amertume, des camarades et sympathisants l’ont suggéré de faire le ménage sur ses terres en expulsant les occupants qui s’étaient manifestés avec véhémence contre sa candidature. Au camarade de répondre, par un large sourire parlant, en haussant les épaules. Avant de clore mon intervention -longue- qu’il me soit donné une minute pour évoquer ma rencontre avec Hégésippe Ibéné. Je le répète, mon intervention ne peut être assimilée à une hagiographie. Cela ne relève point de mon caractère, ni de mon tempérament et ce serait faire injure au camarade, à son humilité, à son attention désintéressée. Ma présence à la Falaise peut bien résumer la grandeur d’âme de notre guide. J’ai trouvé mon camarade sur ma route, alors que j’étais en situation d’échec scolaire avancé et que j’étais en train de chercher du travail. Il m’a conseillé de retourner au lycée. Ce que j’ai fait, et j’ai eu le bac. J’ai appris la nouvelle au cours d’une réunion et les camarades qui y participaient peuvent confirmer les propos que j’avais tenus. Mon passage à la direction des Jeunesses Communistes participe de son humanisme de même que mon passage à la direction de la Section de 1995 à 2001. Je ne peux oublier nos longues discussions qui duraient des fois des demi-journées. Et cela m’a beaucoup aidé dans mon cheminement personnel. Hier, j’ai écouté avec beaucoup d’attention les dif férents discours et je souscris aux évocations des différents intervenants. A propos de son caractère, je peux affirmer qu’il avait un gros défaut. Le gros défaut de sa qualité première: il était tropmagnanime !!! Cela ne l’empêchait point d’avoir de graves poussées de colère. La plus célèbre à mon avis (pour l’avoir vécue), celle de la nuit du 17 au 18 Décembre 1972, devant la félonie d’un petit sous-préfet en service commandé, devant le déni du suffrage universel, devant la fraude électorale la plus abjecte! Il ne décolérait pas non plus face aux turpitudes de certains camarades colporteurs de ragots : il me répétait souvent, en pareilles occasions,«qu’on ne pouvait être communiste et mangeur de foin. Le mangeur de foin ne peut se vanter d’être Communiste». Enfin, la minute est écoulée: je l’ai vu pousser une grosse colère quand un compagnon de route, un ami fidèle, un camarade qu’il aimait beaucoup, voulait le convaincre de faire le pas et venir avec lui au club des aînés.

EN GUISE DE CONCLUSION

Hégésippe, fils de Sainte-Anne et du peuple guadeloupéen nous a légué trois outilsincontournables : le Journal l’Etincelle; la Section Communiste; le PartiCommuniste. Il a eu le mérite de nous inculquer une vision du monde qui nous permet d’appréhender la mission émancipatrice des tra vailleurs. Il a été au cœur des contradictions fondamentales de notre société mais éclairé de la pensée marxiste et les a dépassées. Son action, sa passion, son jugement critique imprègnent toujours notre analyse. Ils sont toujours actuels et nous guident dans la recherche d’une ligne politique juste, dans notre politique d’Alliance, dans des prises de position de notre Parti, au quotidien. C’est ainsi, fidèle à ce qu’il m’a enseigné, que j’ai essayé d’évoquer les faits que j’ai pu rassembler. Ma participation, mon témoignage, ma présence, c’est ma façon de comprendre sonhumanisme.L ’Etincelle que Klébert Hégésippe Ibéné a jeté dans le cœur et l’âme des Guadeloupéens et des Saintannais ne peut pas périr et ne périra pas ! Elle doit servir et servira de flambeau, pour les enfants, pour nos enfants, qui sont et à venir.

Saliniere C, Sainte-Anne le 13 avril 2014