Alerte ! “Partenariat” Transatlantique

D ans trois semaines, du 22 au 25 mai, les électeurs de l’ensemble de l’union européenne se rendront aux urnes pour élire leurs représentants au Parlement européen. Il est important que cette fois, à l’heure de déposer leur bulletin, ils connaissent clairement les enjeux. Pour des raisons qui tiennent à la fois de l’Histoire et de la psychologie, dans certains pays (Espagne, Portugal, Grèce, etc.), beaucoup de citoyenstrop heureux d’être enfin considérés comme “européens” - ont rarement pris la peine de lire les programmes. Ils ont littéralement voté à l’aveuglette. Cette fois cependant, la brutalité de la crise et les cruelles politiques d’austérité mises en œuvre par l’Union européenne (UE) leur ont dessilé les yeux. Désormais, ils savent que c’est principalement à Bruxelles que se décline leur destin.

A cet égard, dans la perspective de ces élections européennes, il y a un thème qu’ils devront suivre très attentivement : “le projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement” (TTPI entre l’Union européenne et les Etats-Unis. Cet Accord se négocie actuellement dans la plus grande discrétion, sans transparence démocratique et avec la complicité silencieuse des grands médias. Son objectif : créer la plus grande zone de libre échange de la planète, avec quelques 800 millions de consommateurs, qui représentera presque la moitié du Produit intérieur brut (PIB) mondial et un tiers du commerce global. Ce sera un très grand bouleversement. Des avancées sociales et environnementales sont en danger. La plus grande vigilances’impose.

Pour les Etats-Unis, l’enjeu du TTPI est particulièrement décisif. Dans leur confrontation stratégique avec la Chine, les autorités américaines veulent ramener dans leur giron commercial trois grandes aires qu’ils ont longtemps dominé - l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie- Pacifique - mais au sein desquelles Pékin s’est solidement installé menaçant même, ici et là, d’en expulser l’Amérique. La signature du TTPI constituerait donc, pour Washington, une victoiresignificative.

L ’Union européenne constitue la principale économie du monde : ses cinq cents millions d’habitants disposent, en moyenne, de revenus annuels per capita d’environ 25 000 euros. Cela signifie que l’UE est le plus grand marché mondial et le plus important importateur de biens manufacturés et de services. Elle dispose du plus fort volume d’investissements à l’étranger, et c’est la principale aire de réception planétaire d’investissements étrangers. L ’UE est également le premier investisseur aux Etats-Unis, la deuxième destination des exportations américaines et le plus grand marché pour les exportations américaines de services. La balance commerciale entre les deux mastodontes est favorable à l’UE (un excédent de 76,3 milliards d’euros). Les investissements directs de l’UE aux Etats-Unis ajoutés à ceux des Etats-Unis en UE, atteignent la somme faramineuse de 1,2 billon d’euros (soit 1,2 milliard de milliards d’euros)...

LA CHINE : DANGER IMMÉDIA T

Washington et Bruxelles aimeraient conclure l’accord TTPI dans moins de deux ans, avant la fin du mandat du président américain Barack Obama. Pourquoi si vite ? Parce que, aux yeux des Etats-Unis, répétons-le, cet accord revêt un caractère géostratégique majeur . Sa signature représenterait une avancée décisive pour contrebalancer l’irrésistible montée en puissance de la Chine. Et au-delà de la Chine, des autres puissances émergentes rassemblées au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud).

Quelques chiffres donnent une idée de l’importance de la menace chinoise vue de Washington : entre 2000 et 2008, le commerce international de la Chine a été multiplié par quatre. Ses exportations ont augmenté de 474 % et ses importations de 403 %... Au cours de la même période, en revanche, les Etats-unis ont perdu leur rang de première puissance commerciale du monde, un leadership qu’ils détenaient depuis un siècle... Avant la crise financière globale de 2008, les Etats-Unis étaient le partenaire commercial principal de 127 Etats du monde ; la Chine ne l’était que d’un peu moins de 70 pays. Aujourd’hui, Pékin est devenu le partenaire commercial principal de 124 Etats ; tandis queW ashington ne l’est que d’environ 70 pays... Un renversement de situation spectaculaire, et désastreux pour les Etats-Unis.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que Pékin, dans un délai d’environ dix ans, pourrait faire de sa monnaie, le yuan, l’autre grande devise dans les échanges internationaux. Et menacer ainsi la suprématie du dollar . Par ailleurs, il est de plus en plus évident que les exportations chinoises ne sont plus seulement constituées de produits de piètre qualité à prix bradé en raison du faible coût de sa main-d’œuvre. Désormais l’objectif explicite de Pékin est d’élever le niveau technologique et qualitatif de ses productions (et de ses services) pour devenir aussi, demain, leader dans des secteurs (informatique, automobile, aéronautique, téléphonie, nouvelles énergies, finances, etc...) dont les Etats-Unis et d’autres puissances technologiques occidentales croyaient pouvoir conserver le monopole à l’infini.

Pour toutes ces raisons, et essentiellement dans le but d’éviter que la Chine ne devienne trop vite la première puissance mondiale, W ashington tente actuellement de blinder à son profit d’immenses zones de libreéchange auxquelles l’accès des produits chinois sera sinon fermé du moins rendu plus ardu

Les enjeux sont colossaux. Car il s’agit d’une compétition (pour le moment pacifique) entre deux superchampions afin de décider lequel des deux exercera l’hégémonie planétaire au cours de la seconde moitié du XXIe siècle. C’est le “grand jeu” géopolitique actuel. Les Etats-Unis ne sont pas prêts de céder . Déjà, officiellement, pour tenter de “contenir” la Chine, Washington a décidé de recentrer sur l’Asie, qui est devenue son ‘aire géopolitique’ prioritaire. Ce recentrement et ce bras de fer avec Pékin expliquent, en partie, certaines ‘turbulences’ actuelles.

RÉDUIRE LES ALLIÉS DE LA CHINE À LEUR PLUS SIMPLE EXPRESSION

Par exemple, au Proche-Orient, l’impératif de désengagement des Etats-Unis vers l’Asie (ils se retirent définitivement d’Afghanistan à la fin de cette année, après avoir fait de même en Irak, les conduit à agir vite : en supprimant militairement la menace que représentent certains rivaux locaux (renversement du colonel Kadhafi en Libye ; af faiblissement durable du régime de Bachar El- Assad en Syrie) ou en désamorçant l’éventuel risque que pourraient incarner d’autres adversaires (accords en cours avec l’Iran ; renforcement de l’armée libanaise pour contrer le Hezbollah).

Concernant les partenaires de la Chine au sein des BRICS -qui constituent le “premier cercle” des alliés stratégiques de Pékin -on ne peut qu’observer que tous se retrouvent aujourd’hui affaiblis. La plupart d’entre eux ont connu, récemment, de graves problèmes monétaires et financiers. Ce n’est pas par hasard. Ils sont la conséquence de l’annonce faite, en mai 2013, par la Réserve fédérale des Etats-Unis d’en finir progressivement avec le rachat massif d’obligations à long terme. Une décision qui entraîne une augmentation des taux directeurs des obligations souveraines américaines. Anticipant cette augmentation et la perspective de profits, les investisseurs internationaux ont donc procédé au rapatriement massif, vers les Etats-Unis, des liquidités colossales qu’ils avaient momentanément placées dans les marchés des puissances émergentes. Résultat : la valeur des monnaies du Brésil, de la Russie, de l’Inde et l’Afrique du Sud (mais aussi, entre autres, de l’Argentine et la Turquie) s’est effondrée ; contraignant ces Etats à défendre leurs monnaies en augmentant leurs taux directeurs et à puiser dans leurs réserves de devises. Des dizaines de milliards qui auraient pu être consacrés à des politiques sociales de développement se sont ainsi volatilisés en quelques jours. Toutes les ‘puissances émergentes’ se retrouvent aux prises avec une forte inflation, une augmentation des prix, des déficits importants, des infrastructures inachevées, une baisse de la croissance.

Washington leur a rappelé que la monnaie est une arme. et que le dollar est encore la plus puissante d’entre elles. Il aura suffi que l’Amérique annonce une éventuelle augmentation de ses taux directeurs pour que la “puissance” des grands émergents, tant vantée ces dernières années, soit soudain remise en cause...

Quant à la Russie (qui, par sa politique de soutien à Damas dans le conflit syrien, et ses vetos répétés aux Nations Unies en faveur de Téhéran, fait obstacle au désengagement américain du Procheorient), les événements récents en Ukraine, avivés par l’attitude de Washington en faveur des protestataires, ainsi que le renversement du président V iktor Ianoukovitch, allié de Vladimir Poutine, sont venus - est-ce là encore un hasard ? - mettre Moscou en difficulté sur ses propres frontières occidentales. Cela risque fort de s’envenimer après que Moscou ait pris position à son tour en faveur de la population russophone et sécessionniste de Crimée. Bref, voilà pour un temps la Russie paralysée, contrainte de se concentrer sur la défense de ses intérêts primordiaux, et de réduire la voiture sur d’autres théâtres où elle dérangeait les ambitions américaines.

Mais les Etats-unis ne cherchent pas seulement à affaiblir les alliés de la Chine au sein du BRICS, Ils semblent également décidés à revenir en force dans ce qui fut durant presque un siècle leur chasse gardée : l’Amérique latine.

(A suivre)

N.B. Ignacio Ramonet , ancien directeur du mensuel : “le Monde Diplomatique” est l’auteur de l’ouvrage : “Fidel Castro, biographie à deux voies”, Editions Fayard.