LETTRE OUVERTE à Monsieur François Hollande Président de la République française

Monsieur le Président de la République française,

Votre venue en Guadeloupe se situe dans le cadre du 10 mai, date unilatéralement décidée par l'Etat français en 2001 pour la commémoration de l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage. Dans ce contexte, je voudrais vous rappeler que le 27 mai 1958, Rosan Girard député du Parti Communiste Guadeloupéen, déposait à l'Assemblée nationale française une proposition de résolution n° 7206 «tendant à inviter le gouvernement français à commémorer officiellement aux Antilles et à la Guyane le 156e anniversair e de la mort héroïque du Colonel Louis Delgrès et de ses compagnons, survenue le 28 mai 1802, au terme d'une lutte glorieuse contre les troupes du Général Richepance, char gées par Bonaparte de rétablir l'esclavage à la Guadeloupe, et à attribuer le nom de Fort Louis Delgrès au Fort Richepance».

Ainsi, depuis plusieurs décennies, bien avant que la France n'ait entrepris sous la pression de commémorer l'abolition de l'esclavage, nous Guadeloupéens, rendons hommage à nos aïeux et célé br ons tous les 28 mai, la lutte, la résistance et le sacrifice de nos héros, martyrs de la liberté et victimes de la barbarie du colonialisme français venu rétablir l'esclavage en Guadeloupe. Monsieur le Président, notre histoire et notre présent ne sont ni communs, ni partagés, ils sont antagoniques, du fait que la colonisation a pour seul et unique but, la réalisation du profit maximum au bénéfice de l'Etat colonial par l'exploitation des r essources, de la main d'œuvre, de la position stratégique, des espaces que lui procure sa colonie. L'histoir e de la France c'est celle d'un Etat colonisateur , qui a exterminé les Caraïbes pour s'approprier leur pays, et qui tire sa richesse, de l'accumulation du capital qu'il a réalisé par le travail gratuit pendant des siècles de millions de femmes, d'hommes et d'enfants déportés d'Afrique, en niant leur appartenance à la race humaine pour justifier leur mise enesclavage. Notre histoire à nous Guadeloupéens, c'est celle du colonisé, celle de la résistance de nos ancêtres qui, par leurs luttes ont mis fin au système et au mode de production esclavagiste, mais sans aucun changement des rapports économiques sociaux de domination coloniale, les capitalistes usiniers français ayant juste remplacés les colons esclavagistes.

Notre histoire, c'est celle des travailleurs engagés, venus de différ ents comptoirs de l'Inde pour remplacer dans les plantations les anciens esclaves, et dont les conditions de vie s'appar entaient à celles de la période esclavagiste.Notr e histoir e c'est celle des hommes et des femmes qui ont ensemencés la Guadeloupe de leur sang, de leur sueur et de leurs larmes ; c'est celle de la cohabitation et des apports culturels d'hommes et de femmes venus d'Afrique, d'Inde, de France, du Moyen- Orient, et qui forment le peuple guadeloupéen pr opriétaire légitime de la Guadeloupe. Oui, il existe bien un peuple guadeloupéen, qui lors de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a été transformé en «population d'Outre-Mer au sein du peuple français». Cette indignité pr ocède de la même démarche et à la même finalité que celle de l'esclavage. Tout comme pour justifier et codifier l'esclavage, la France a nié l'existence de l'Africain, du noir en tant qu'homme afin de s'approprier gratuitement son travail, elle nie l'existence du peuple guadeloupéen, afin de nous priver des dr oits politiques, économiques patrimoniaux, culturels que la communauté internationale reconnaît à tous les peuples, et s'appr oprier ainsi nos ressources, celles de notre espace maritime de plus de 100.000 Km2 , celles de notre biodiversité… Dans la Guadeloupe d'aujourd'hui, c'est la même politique de domination coloniale qui se poursuit sous une forme modernisée, en reproduisant et perpétuant les injustices, les inégalités sociales et les rapports de classe hérités du mode de production esclavagiste. Contrairement à la doctrine et à lapr opagande officielle de l'Etat français que vous représentez, la loi de départementalisation du 19 mars 1946 n'a pas été un acte de décolonisation, le fait colonial s'est poursuivi et per dur e par delà les habillages et les camouflages institutionnels. Pour preuve, la férocité des forces du maintien de l'or dre économique colonial, qui ont assassinés plus d'une centaine de Guadeloupéens, notamment le 14 février 1952 au Moule et les 26 et 27 mai 1967 à Pointe-à-Pitr e, sous or dr e des gouvernements de la République française, patrie, des droits de l'homme. Monsieur le Président, la commémoration de l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage ne saurait se limiter à un devoir mémoriel, il impose une compréhension du mécanisme, et une analyse de sesconséquences.

L'esclavagea été un mode de production, résultant de la colonisation dont la France, tire sa richesse, son développement et sa puissance économique. A l'inverse, la colonisation a appauvri la Guadeloupe, c'est à cette injustice qu'il convient de mettre un terme, par la réparation des injustices, des inégalités, du non développement qu'il a engendré. La réparation que nous exigeons ne consiste pas en une indemnisation pour les descendants des hommes qui ont été mis en esclavage, mais par la dotation par l'Etat à la collectivité guadeloupéenne de moyens pour corriger et compenser les préjudices et les consé - quences, humaines, économiques et sociales résultant du crime d'esclavage dont la France s'est rendue coupable. Saisissez l'opportunité de votre déplacement chez nous pour répondre à la demande légitime du peuple guadeloupéen de : - Reconnaissance de l'existence d'un peuple guadeloupéen. - Réparation des préjudices del'esclavage. Reconnaissance de la responsabilité de l'Etat dans les massacres des 26 et 27 mai 1967 à Pointe-à-Pitre. - La mise en place d'un processus devant conduire à l'établissement de nouveaux rapports entre la Guadeloupe et la France.

Le système colonial et l'assimilation ont atteints leurs limites, la Guadeloupe ne pourra jamais se développer dans l'application bornée des lois et règlements élaborés pour un pays hautement industrialisé comme la France. Les Guadeloupéens aspirent à établir avec la République française de nouvelles relations débarrassées des rapports économiques et sociaux injustes et inégaux que le pouvoir colonial français continue à leur imprimer .

Au nom des quelques 70.000 Guadeloupéens privés d'emplois, au nom de ses 45.000 bénéficiaires des revenus de solidarité et de leurs familles, au nom de ces milliers de jeunes guadeloupéens contraints à l'exil et à l'expatriation, au nom des travailleurs qui vivent dans la précarité, c'est au nom de la Guadeloupe en souffrance, que je vous sollicite et vous invite en votre qualité de chef de l'Etat français à tourner la page sombre de la colonisation et d'une histoir e antagonique et à écrire avec le peuple guadeloupéen une nouvelle page d'un avenir choisi et partagé, frappée du sceau du respect, de la coopération, de la solidarité, de la souveraineté partagée, sur le fondement de son droit imprescriptible et inaliénable à l'émancipation.

«La résistance à l'oppression est un dr oit naturel». Louis Delgrès, 10 mai 1802

Recevez Monsieur le Président de la République française, l'assurance de ma haute considération.

Félix Flemin, Secrétaire Général Le 08 mai 2015