«Le quadrille était dansé dans toute la Caraïbe»

Dominique Cyrille,ethnomusicologue martiniquaise, étudie depuis des années,le quadrille,danse d'origine européenne très présente dans la Caraïbe,depuis l'époque de la colonisation...Elle s'intéresse aussi aux musiques négro africaines telles que le gwo-ka guadeloupéen.Elle publiera très prochainement un ouvrage consacré à toutes ces problématiques.

Q : Dominique, vous êtes l'une des rares spécialistes du quadrille. Pourquoi avoir choisi cette musique ? Dominique Cyrille :D’une part, parce que les quadrilles créoles de la Caraïbes sont très peu étudiés, d’autre part en tant que danse et musiques d’origine européenne mais pratiquées par les noirs dans toute la Caraïbe ils permettent de dénoncer les idées reçues relatives à musique et à la danse noires. Quand j’étais étudiante en maîtrise de musicologie à la Sorbonne, les quadrilles qui témoignent de l’apport européen m’ont paru un bon point d’entrée dans les répertoires traditionnels de la Martinique. Et pourquoi j’ai voulu parler de la musique de la Martinique : parce que de la même manière qu’un musicologue anglais est le mieux placé pour parler de la musique de Haendel, qu’un musicologue allemand peut expliquer mieux que personne la musique de Beethoven ou de Mozart, qui mieux qu’une antillaise peut faire comprendre la musique des Antilles françaises. Un jour, en écoutant France Musique, je suis tombée sur une émission relative à la musique de Provence ; le musicologue invité avait beaucoup insisté sur la beauté du contour mélodique, la richesse rythmique des chansons de Provence et la poésie du texte de ces chansons. Or, après qu’il ait longtemps parlé d’un chant en termes très élogieux, on en a écouté un extrait. La chanson était en effet très agréable, et d’une scansion marquée, mais sur un rythme somme toute très simple. Ayant l’habitude de la musique populaire de chez nous où la polyrythmie naît de la superposition de plusieurs instruments jouant chacun ses séquences spé- cifiques, où les mélodies d’ambitus souvent large supportent des textes d’une grande poésie, il m’est apparu qu’elles méritaient largement qu’on en fasse l’objet d’études approfondies.

Q : Qu'est ce que le quadrille révèle des rapports culturels entre nègres et européens dans la Caraïbe ? D.C. : Le quadrille révèle des rap- ports hiérarchiques entre les cultures européennes et africaines et en même temps le désir de dépasser les clivages nés des rap- ports inégaux hérités de la période esclavagiste.

Q : Comment expliquer que cette musique soit aussi présente dans toutes la Caraïbe ? D.C. :Les quadrilles étaient la danse à la mode durant tout le XIXe siècle dans toute l’Europe. Les Européens qui vivaient dans la Caraïbe, les dansaient aussi. La forme dite «à la française», avec les quatre figures fixes, plus une finale, était la plus appréciée. Et donc la plus dansée par les Européens toutes origines confondues, dans toute la Caraïbe. Les noirs de toutes les colonies se sont mis à la danser aussi parce que c’était la danse à la mode. D’autant plus que c’était souvent des musiciens noirs esclaves ou libres qui jouaient pendant les bals des Européens.

Q : Vous étudiez le quadrille, et vous connaissez aussi le gwo-ka guadeloupéen. Souvent les «nationalistes» ont opposé ces deux genres dans une typologie : musique de résistance (gwoka)/musique «d'assimilation» (quadrille) reprenez vous à votre compte cette opposition ? D.C. : On peut tout à fait com- prendre les nationalistes guadeloupéens quand ils ont opposé le gwo-ka au quadrille dans les années 70. Aucune recherche n’avait alors été consacrée aux musiques et aux danses traditionnelles de la Guadeloupe. Or, c’est à cette époque que le gwo-ka avait été proposé comme la musique authentiquement guadeloupéenne, celle que tout Guadeloupéen digne de ce nom se devait de pratiquer. Pourtant quadrilles et gwoka étaient fréquemment pratiqués et par des publics très larges de surcroît. Le problème est qu’en Guadeloupe comme ailleurs dans les Amériques noires post-coloniales, il était impératif de se distancier du colonisateur européen tout en se construisant une identité nationale propre. Les leaders du mouvement national ont choisi les éléments de la culture populaire dont ils feraient la promotion et qu’ils dissémineraient afin de construire le sentiment national. Et si l’on en croit les organes de presse du mouvement national de l’époque, le quadrille n’en faisait pas partie. Par ailleurs, la pratique du quadrille est très ancienne dans l’archipel guadeloupéen. Elle y a été introduite par étapes successives dès la seconde moitié du dix- huitième siècle et s’est progressi- vement étendue à toutes les couches sociales à partir de la Restauration et de l’Empire. Un siècle plus tard le quadrille était devenu un outil de cohésion sociale pour le petit peuple des campagnes en Guadeloupe. C’était le temps où, le gwo-ka était perçu par une large majorité de Guadeloupéens de la ville et de la campagne comme un divertissement honteux réservé aux gens de mauvaise vie. Car, depuis l’époque coloniale les danses françaises étaient censées donner corps aux notions de civi- lisation et de raffinement tandis que les danses africaines pas- saient pour des symboles d’arriération, d’infériorité culturelle et de sexualité incontrôlée. Il n’est donc pas surprenant que dans les années soixante-dix et quatre- vingt le discours national guadeloupéen ait pris le contre-pied du discours colonial sur la musique et la danse, et ait présenté le gwo-ka comme la musique de résistance.

Q : En tant qu’ethno musicolo- gue, quel regard portez-vous sur les musiques négro africaines de la Caraïbe ? Y’a-t-il un conti- nuum, des «ruptures» ? D.C. :Outre le fait que les musiques d’origine africaines de la Caraïbe aient servi à créer le sentiment national dans la plupart des pays de la région, elles présentent souvent des caractéristiques musicales communes tels, la présence d’un ostinato rythmique, le recours à la polyrythmie, d’être toujours accom - pagnées de mouvements de danse ou de travail. Elles sont nées de la rencontre de plusieurs cultures musicales ouest africai - nes dans le contexte de la Caraïbe coloniale. Elles se sont aussi souvent influencées les unes les autres comme par exemple la bomba de Porto Rico dont les historiens disent qu’elle dériverait en partie du gwo-ka guadeloupéen ou encore le calypso de Trinidad qui dériverait d’une pratique martiniquaise du XVIIIe disparue depuis : le kaiso, et aussi la tumba francesa de Cuba émergée de musiques haïtienne arrivées à Cuba à la fin du XVIIIe siècle. Des ruptures, évidemment, puisque malgré leurs similitudes on ne pourrait pas les confondre dans la mesure où chacune d’elle est spécifique du peuple qui l’acréée.

Q : Quels sont vos pistes actuel- les de recherches ? D.C. :Je travaille en ce moment sur les relations que la musique entretient avec la notion de construction d’une identité nationale et aussi sur l’utilisation de la musique pour définir l’appartenance à une diaspora africaine dans les Amériques.