Représentation du mouvement social chez les adolescents (1ère partie)

Déjà un an,depuis décembre 2008,que le mouvement social historique ,initiépar le collectif «Liyannaj kont pwofitasiyon»,risquait son premier trop de mécontentement dans les rues de Pointe-à Pitre.La colère,au galop,allait grandissante,pour se transformer en véritable marée humaine,sc andant son écœurement dans toutes les communes del’Archipel guadeloupéen et,plus par ticulièrement,à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre. Pendant plusieurs semaines, jusqu’au 4 mars 2009,la Guadeloupe a survécu au ralenti.Quelle représentation les adolescents ont-ils pu avoir d’un tel phénomène social ? Hélène Migerel tente de faire une analy se dont nous présen - tons nu premier volet dans cenuméro Emmanuel Broussillon

L e 20 janvier une grève a englué le pays dans un ralentissement de 44 jours : ralentissement économique, ralentissement social. Seuls les marches et les meetings ont donné vie à une nombreuse population, support et soutien du lyannaj kont pwofitasion ( LKP)2 Les écoles ont fermé, les femmes et les hommes actifs sont restés la plupart du temps à la maison en compagnie des enfants et des adolescents. L’esprit de solidarité a mis en place une organisation de soutien scolaire. Des cours ont été dispensés dans les quartiers par des enseignants volontaires et aussi par le biais de l’ordinateur, permettant un maintien de niveau. Même si cette expérience n’était pas généralisée, elle a apporté une réassurance aux élèves moyens ou distraits ou habités par le doute de la réussite. Cette période exaltante pour quelques uns, éprouvante pour d’autres selon leur point de vue, a surtout intrigué ceux qui pour la première fois de leur existence assistaient à une manifestation d’une telle ampleur de surcroît dans la transparence : une chaîne de télévision avec l’accord du préfet a transmis en direct quat - re jours durant les premières négociations

. Participants invo - lontaires d’une intention qui les dépassaient, obligés d’entendre et d’écouter ce qui se passait là ; la grève générale a imprégné l’imaginaire des familles.

Des adolescents en quête d’a- venture se sont retrouvés dans la rue au côté de leurs parents ou bien par classe d’âge en groupe. Quand la non adhésion parenta- le au mouvement détournait la tête de désapprobation, un oncle ou une tante garant de la sécurité entraînait dans la marée humaine un enfant de plus de 16 ans conservant sa liberté de penser . D’autres col - lés à la télévision ou à la radio commentaient ce qu’ils avaient saisi des clameurs venant de l’extérieur . Les maisons résonnaient de voix d’avis différents : petits et grands avaient un centre d’intérêt commun : le LKP . Le calme a ramené le silence. Nulle évocation ne franchit la bouche fermée sur l’évènement, comme si en parler lui redonne- rait vie, ramènerait le chant, l’affrontement du regard, la mar - che autour des ronds-points et les véhicules pleins de gardes mobiles. Les temps de pauses récréatives sont comme avant dans l’échange banal du quotidien et de la routine. Le retour à l’école n’a pas donné lieu à des débats d’opinion. Les enfants de ceux qui détiennent une grande part des richesses (identifiés) et les autres sont assis sur les mêmes bancs. Pour ou contre le mouvement, la diplomatie a définitivement remisé au placard les pensées dérangeantes au profit de la paix, comme sur les lieux de travail où les discus - sions politiques ont disparu afin de ne gêner personne. La communication/ réflexion se canton - ne aux tâches professionnelles et toute information nouvelle à propos du LKP précipite les corps dans les bureaux isoloirs, vers un coin familier , oreilles sourdes, pas pressés, visages fermés dedésapprobation. L’adolescence en quête de héros, de sensation forte, de désordre constructeur a trouvé matière à nourrir un imaginaire riche. L’Histoire dévoilée chaque jour de la traite et de l’esclavage à travers le rapport de domination économique, la question de l’origine et de l’identité ont intri- gué ces adultes en devenir. Ils apprenaient soudain la révolte de mai 1967 et le nombre de morts dissimulés, la peur, et la crainte d’un autre massacre.

REPRÉSENTATION DE LA RUE

La rue investie par la contesta- tion n’est pas un lieu anodin. Elle délimite un espace où combattre les forces de l’ordre social et public. Celle-là même qui per - met le déboulé anarchique du carnaval non codifié, loin de la réglementation du tracé pro - grammé et balisé. Surgir là où personne n’attend le mas.3 La rue pour l’adolescent est évo- quée comme chemin de délinquance où l’aventure périlleuse peut précipiter dans la déchéance : elle devient alors limite, séparation. En même temps sa représentation de la rue n’est pas celle de l’adulte. A la notion de quadrillage, de limite, s’en - tremêle la perspective de l’usage ludique : entre-deux dérangeant rempli d’ambivalence. «Dans l’enfance l’extérieur est espace de jeu, terrain d’aventu- re où se mettent en scène les scé- narios imaginaires et les fantai- sies réalisatrices du désir… »4 La période adolescente, situation transitoire, sans rite de passage en quête de reconnaissance et d’existence envahit la rue dans l’espoir d’être identifié. La modernité l’ayant aboli en ter - mes de lieu public propice aux rencontres, elle maintient dans l’anonymat une jeunesse qui va s’agglutiner dans les passages des centres commerciaux. Le mouvement social par sa protestation et sa menace de perturbation de l’ordre acquiesce à la promesse d’identification ne serait-ce que par les forces de l’ordre. Identifié comme opposant, comme soli - daire d’une revendication de mieux-être pour tous, faisant par- tie d’un groupe d’appartenance, la posture adolescente jubile à l’idée de sortir de l’anonymat.

LA PERCEPTION DU MOUVEMENT SOCIAL

Le travail d’analyse porte sur un échantillon composé de 28 garçons et de 22 filles dont l’âge s’é - chelonne de 15 à 20 ans tous scolarisés. Filles comme garçons ont été interrogés au hasard de la rencontre dans les régions de Basse-terre et de Grande-T erre. L’une et l’autre de ces régions sont présentées comme dissem- blables tant sur le plan des com- portements que sur le durcissement des luttes syndicales. Cet échantillon ne saurait être repré - sentatif de la population dans son ensemble, il n’a que valeur de test. L’enquête sous forme de questions semi directives n’a pas été soumise à l’approbation des parents. Elle a donné la possibilité d’une expression libre. Seuls deux adolescents ont été interrogés par leur mère. La passa - tion se devait d’être individuelle, loin du groupe afin que nul ne subisse l’influence de témoin. Quatre thèmes majeurs s’en dégagent : • L’identité, la reconnaissance • La mémoire collective• La politique• La loi. Les causes du déclenchement du mouvement social sont énoncées sans hésitation : la vie chère,l’insuf fisance des salaires donc l’amélioration de la qualité socio-économique des ménages. Sans entrer dans les détails de la plate-forme des revendications, ils af firment tous que c’est justi- ce que de lutter contre un systè- me qui engendre tensions et frustrations. Ils ont conscience que les requêtes du LKP n’ont pas abouti puisque des entrepri - ses sont encore en grève et qu’a - près le mois de décembre les prix redeviendront ce qu’ils étaient. Avec lucidité ils évaluent la somme d’énergie dépensée : « Des gens ont marché, ont beau - coup parlé et négocié » sans rapport avec les résultats immédiats obtenus.

L ’IDENTITÉ, LA RECONNAISSANCE,

Le porte-parole du LKP, Elie Domota, est décrit comme un homme de caractère, un meneur de foule. Sa force mentale est traduite par le mot «puissance» ; un être charismatique «qui ne se prend pas pour quelqu’un d’important». Il plaît aux adolescents parce qu’il prend des risques. «J’ai tremblé pour lui, car on aurait pu le tuer, c’est pour cela que je ne voudrais pas être à sa place !». Filles comme garçons se sont identifiés à cette figure nouvelle comme pour éprouver leur capacité à décider d’un changement. En même temps ce vouloir être lui est contrasté par le doute de pouvoir assumer tant de responsabilités. La question de la place du père est en filigrane, dans un non-dit quasi généralisé. La comparaison n’est pas possible, bouche scellée sur les affaires de famille où le dénigrement n’est pas permis. Un garçon, un seul a susurré : «J’aimerais qu’il soit mon père», dévoilant sa détresse envers un héros sans attributs, présent dans son imaginaire, vivant dans une maison pleine de présence de la mère. De plus l’image du leader est associée à la satisfac- tion de ce besoin de reconnaissance. «Le monde entier sait où se situe géographiquement la Guadeloupe grâce à Internet, la télévision française a consacré plusieurs émissions à la grève, les peuples étrangers ont appris notre résistance et notre histoire». La fierté d’exister aux yeux des autres a fomenté des rêves de célébrité concernant le côté futile, mais a aussi alimenté le courage : l’affrontement de deux forces inégales où le résistant ne cède pas et ne baisse pas le front en référence à «jou yo ké mété nou a jinou pokô vwé jou3105 Ainsi, la réhabilitation de l’être antillais passerait par la conquête d’un certain pouvoir, fût-il éphémère. Démonstration est faite que cette tranche d’âge est en butte à la construction de l’estime de soi. L’adolescent s’identifie à des modèles qu’il glorifie, personnages représentatifs sur le plan de la sexualité (bombes sexuelles, stars de cinéma), ou héroïques (porteparole d’une révolte ou d’une incompréhension) ou prototypes de réussite et d’intégration sociale. Son admiration est acquise au gagneur qui va jusqu’au bout de son désir quitte à risquer le prix optimum, celui de la mort - à l’u- nanimité les enquêtés ont entendu et vu à la télévision un des membres du LKP dire après une fouille autorisant l’entrée au World trade center, lieu des premières négociations que rien ne serait plus comme avant, on le tuerait s’il s’en faut-. Le Maître qui ordonne et le Sage qui sait le sens de la vie et qui prodigue des conseils sont au même niveau de représentation que le gagneur. Ces modèles n’ont pas de valeurs propres mais c’est l’usage qu’en font ceux qui les incarnent et la société qui les cautionne qui leur donne une réelle valeur sociale. Ils sont essentiellement les che - mins futurs de l’adolescent, des références de conduite permet- tant d’apercepter le monde et les choses. Ceux qui s’identifient au même modèle constituent une famille au sens d’une parenté affective, construite avec un lien social de reconnaissance et d’i - dentité. Ainsi, toute une généra- tion par son attachement au lea- der Elie Domota peut de l’identi- fication individuelle à l’identification collective se reconnaître du même monde, de la même appartenance, de la même identité. La fonction du modèle à cet âge est déterminante pour l’esti- me de soi et la création du lien social donc pour la construction psychique. Les jeunes choisissent leurs modèles quand les médias les mettent en relief. Les hommes politiques sont de plus en plus malmenés sur la scène média - tique. Présentés comme corrompus, menteurs, manipulateurs, leur image n’est plus respectable. Qu’arrive un leader dispensant un discours de vérité, imposant presque le droit au mieux-être pour lesplus démunis, donc le bonheur , s’exerce d’emblée une fascination dans le groupe concerné.

À suivre