Il faut savoir garder raison

«Quand tu ne sais plus très bien où tu vas,essaie au moins de te rappeler d'ou tu viens». Proverbe arabe

I l ne fait pas de doute qu'il existe dans notre société un sérieux problème identitai - re lié aux structures politiques existantes. Nous nous âbimons dans nos rêves, nos illusions, fruit d'une léthargie interminable que nous a léguée le système, qui que nous soyons. Et pourtant les peuples du reste du monde inventent, réinventent la vie en dépit des avatars de l'histoire. Il est vrai que le colonialisme français sur tous les peuples qui demeurent sous son joug poursuit contre vents et marées son œuvre de mystification. Il est par essence violent. Plus il manifeste son autoritarisme dans notre pays, plus nous nous sentons irrésistiblement attirés vers nos racines. Est-ce un aveu d'impuissance face à la réalité de l'oppres- sion, ou une aspiration incons- ciente à la responsabilité ? La loi du 19 mars1946 en effet nous a décérébré dans une mesure telle que nous nous considérons comme définitive- ment dépendants, incapables de nous auto-administrer , for - ger notre destin à l'instar des autres peuples du monde. Ce qui suscite les appréhensions des conservateurs de droite comme de gauche. Comme l'af firmait Albert Beville cet apôtre méconnu de la cause nationale doté d'une lumineuse intelligence, l'assimilation a généré dans l'outre-mer francophone une «forme suprê - me» de colonialisme qui n'ose pas dire son nom, et qui n'a son équivalent au regard de l'histoire contemporaine nulle part ailleurs. Il s'ensuit que la Guadeloupe figure dans l'ordre des dernières colonies. Nous sommes enfer- més depuis des décennies dans le labyrinthe inextricable de la départementalisation. Cette situation a pour critère essentiel la consommation s'avérant un impératif socio-économique qui nous fascine, nous ensorcelle, influe durablement sur les esprits, apanage des temps post- modernes auquel nous ne pouvons échapper toutes couches sociales confondues. C'est la résultante du contexte sociologique dans lequel nous vivons. Autant dire une forme astucieu- se de perpétuation de la domination coloniale -entendez par là le néo-colonialismesystématiquement introduite dans notre quotidien par le colonisateur . À la lumière de cette indéniable évidence l'on ne peut se défend- re de s'interroger. Alors comment sortir de cette impasse ? Sinon au prix des recommandations préconisées par le LKP lors de la grève de jan- vier-mars 2009 : à savoir organisation de foires artisanales en termes d'utilisation et de promotion de la production locale, maintien de la pratique de jar - dins créoles en vue de réduire notre dépendance alimentaire, limitation de notre capacité de consommation en super-hyper marchés qui doit se traduire par l'abandon du superflu ; lequel caractérise la compétition éco - nomique, source d'endettement et de surendettement des ménages : cela suppose un change - ment de mentalité dans notre manière de consommer . Le succès de cette opération incombe bien entendu aux organisations politiques progressistes et associations, seules habilitées à faire dans les masses ce travail patient de conscientisation. Dans cette optique une autre vision des choses dictée par les nécessités historiques s'impo - se à celles-ci. Parallèlement il leur appartient de se mobiliser. L'heure est enef fet à la réflexion, à l'union, la communion, et finalement à l'ac- tion ; car il ne suffit pas de se prétendre anti-colonialiste et dans le même temps s'entre-déchirer, s'é- garer dans des querelles intestines, des zizanies, rancunes, ran - cœurs éminemment préjudicia- bles à l'unité, querelles qui accu- sent une dommageable inadé- quation entre la pensée et les actes, et qui d'ailleurs n'ont rien de commun avec le processus d'élaboration d'un mouvement de libération nationale tel qu'il se déroule ou s'est déroulé sous d'autres latitudes. Ne nous voilons pas la face. L'oppression coloniale elle est là. Elle est toute-puissante, insidieuse, pernicieuse, tellement subtile que sous des dehors fallacieux elle nous conduit inconsciem- ment à y adhérer. C'est le lot du colonisé. Il s'agit maintenant pour les partisans d'un changement radical de se parler, dialoguer, en faisant table rase du passé, des divergences d'appréciation, si divergences il y a quant au fond, abandonner les vieux clichés -qui retardent l'avènement du consensus indispensable- pour tenir à bras le corps la situation actuelle, et définir ensemble les modalités de lutte, conjuguer leurs efforts en vue d'aboutir à la constitution d'un front commun face à l'ordre établi. Sinon nous allons tout droit à la catastrophe et y demeurerons pour très longtemps. En tout état de cause l'éparpillement des organisations poli - tiques opposées au statu quo ne peut conduire qu'à la stagnation, et par voie de conséquence à la consolidation de l'édifice colonial ni plus ni moins. D'ailleurs il n'est que de se référer à l'expansion du gwoka et du créole dans le champ médiatique, pour se rendre compte de la duperie et de la ruse des autorités coloniales. Ces deux composantes de notre patrimoine culturel tenues hier pour subjectives font bel et bien aujourd'hui, l'objet d'une banali- sation de la part du pouvoir rompu à tous les stratagèmes découlant de l'expérience coloniale qui peuvent favoriser la pérennité de sa domination. Il faut savoir raison garder. Il ne doit pas nous échapper que rien de concret, de fondamental ne peut être envisagé dans le cadre du système actuel, quelque aménagement qu'on puisse lui apporter ; quand on sait que nos exécutifs départemental et régional ne disposent d'aucun pouvoir réel de décision, et qu'en outre, la législation appliquée ici, conçue pour un pays européen développé est absolument incompatible avec notre philosophie tropicale de la vie, nos us et coutumes, notre culture. Ainsi donc nous aurons beau recourir aux problématiques identitaires, à la valorisation de nos racines, à l'exaltation de nos valeurs, rien n'y fera ; car ni la promotion de la langue créole en dépit de son essor médiatique, ni la diffusion du gwoka à longueur d'antenne télé-radio ne nous empêcheront de sombrer à tout jamais dans les ténèbres de l'histoire. Cet état de choses perdurera tant que nous nous en accommoderons. Autant mettre fin à nos tergiver- sations, notre absence de voli- tion, le défaut de passage à l'ac- tion qui ne sont pas sans conforter les alliés du colonialisme, si nous voulons qu'un nouveau soleil se lève sur notre pays. Le camp assimilationniste de gauche prisonnier de ses certitudes a toutes les peines du monde à s'engager dans un processus de réhabilitation ouvrant la voie à une véritable mutation attendue par la fraction progres - siste de notre peuple. Le congrès des 8 et 9 décembre 2011, le onzième du genre pour «un projet guadeloupéen de société» en est le plus éloquent témoignage. Pour important qu'il ait été voulu par son initiateur , ce congrès n'a pas répondu pleine- ment aux attentes de la popula - tion ; puisque aucune résolution n'a été adoptée. Partant de cela, oublions nos divisions à l'exemple du LKP , pour ne prendre en compte que l'intérêt supérieur du pays ; afin que les forces conservatrices (droite-gauche) obnubilées par le carriérisme, la course aux mandats électifs, les règlements de compte, puissent reconnaître que la résistance à l'oppression n'est pas définitivement éteinte. En dernière analyse l'assimila- tion aura tenu son pari : la trans- formation psychique de l'homme Guadeloupéen à l'image de la «métropole».Le néo-colonialisme triomphe. Il y va de la Guadeloupe de demain, de l'avenir de nos enfants.