La dépendance n’est pas une fatalité historique
Il n’est point de problème que la vie économique et sociale a pro- jeté dans la conscience humaine qui n’ait trouvé solution. Frantz Fanon, à la faveur de son intelligence prophétique, disait à l’endroit des Antillais franco- phones : «ils préfèrent le pain dans la servitude à la liberté sans le pain».
Q uiconque épris de bon sens ne peut nier la part de jus- tesse que recèle cette pré- somption irréfragable de vérité. En effet, les faits quotidiens prouvent à l’évidence que les Guadeloupéens et Martiniquais trouvent leurs rai- sons de vivre dans l’exercice de la tutelle dont ils s’accommodent fort bien, sans considération de ce qu’ils peuvent apporter d’original au reste du monde. Il est vrai que le colonialisme fran- çais à l’opposé de tous les autres colonialismes puise son originalité et sa vitalité dans sa façon géniale et rusée de façonner à sa mesure le psychisme de l’homme guadelou- péen et martiniquais pour les besoins de l’entreprise coloniale. Comment effectivement ne pas se sentir Français de manière plus pas- sionnée qu’avant la Libération, lorsque les attributs de l’art de vivre français imprègnent quotidienne- ment notre vécu ? La constitution de la IV ème République dans son préamule, stipulait expressément que la France entendait conduire les peu- ples dont elle a pris la charge à la gestion démocratique de leurs pro- pres affaires. Mais hélas il n’en a rien été. Au fil des décennies elle s’est écartée de cet engagement. Non que depuis 1946 nous n’ayons fait des progrès, notamment dans les domaines de la santé et de l’édu- cation ; compte tenu de l’objectivité historique. En revanche, au plan de l’identité culturelle le tableau est sombre. Il s’en est suivi au fil des ans une déculturation progressive fri- sant la décérébration; si bien qu’au- jourd’hui nous sommes devenus Européens. Cela s’explique par des mobiles sentimentaux, alimen- taires, vénaux, mais n’enlève rien à la nature du pouvoir et renforce sous une forme dissuasive l’oppres- sion coloniale. Même si le gwoka et la langue créole, considérés naguère subversifs, ont connu leur mutation et participe aujourd’hui, au travail de conscientisation. Le pouvoir colonial n’aura cessé de s’illustrer en créant à force d’ingénio- sité et de ruse une ambigüité dans l’esprit du Guadeloupéen. Celui-ci se croit Guadeloupéen et Français en même temps qu’Européen ; il n’em- pêche que nous nous trouvons face à un imbroglio qui exerce une action délétère sur notre mode de vie, favo- risant par cela même notre vulnéra- bilité aux influences extérieures. Comment un esprit sensé, même en dehors de toute conscientisation, un ressortissant de la Caraïbe, c’est-à- dire des Tropiques, puisse t-il se considérer comme un Européen ? Ce qui n’est en fait qu’une aberra- tion, laquelle se justifie par une conspiration du jeu politique et notre regrettable passivité ; puisque ni l’histoire, ni la géographie ne se prêtent à cette mystification. Et pour cause, nous ne voyons pas de similitude entre le continent euro- péen doté d’une civilisation diffé- rente, composé de pays industriali- sés, et la Guadeloupe et la Marti- nique qui sont des pays sous-de´ve- loppés dont le sous-développement se justifie par les structures juridico- politiques actuelles, qui les empê- chent d’explorer et de valoriser leurs potentialités comme les autres pays. A la limite, peut-on admettre en l’état actuel des choses qu’une liaison avec l’Europe puisse être équitablement envisagée, mais sur des bases nouvelles, en termes de coopération moyennant un chan- gement statutaire ? Il est vrai que l’aliénation, phéno- mène lié à la nature du pouvoir, a atteint dans notre société à l’heure actuelle un niveau jamais escompté. Cela tient aux artifices du néo-colo- nialisme. Et ici, nous rejoignons Sekou Touré et Ziegler lorsqu’ils affirment que la violation de l’iden- tité culturelle d’un peuple conduit fatalement à la déshumanisation et constitue un danger pour ce peuple. Il n’en est pas moins vrai que les ravages indissociables de la poli- tique néo-coloniale n’ont pas fini d’impacter le psychisme de l’homme guadeloupéen ; au point que celui-ci éprouve le besoin irré- sistible et constant de privilégier la quête identitaire, recourir mainte- nant à ses racines du fait du poids de l’oppression. Le colonisateur dans la logique de son action a introduit savamment dans l’esprit du colonisé la peur, le mutisme, le défaitisme, la démis- sion, le manque d’affirmation de soi. Paradoxalement cet état d’esprit se retrouve indifféremment dans toutes les couches de la société : qu’il s’agisse de l’homme de la rue ou de l’intellectuel. Singulière- ment chez ce dernier ce compor- tement pour le moins condamna- ble revêt la forme d’une démis- sion consensuelle. Il a abdiqué jusqu’à la notion d’esprit critique, caractéristique essentielle de ce vocable. Rien de commun avec nos intellectuels d’autrefois ! Comment pour un esprit non averti (nous n’excluons pas certains jour- nalistes dont la complaisance n’est que trop manifeste) ne puisse t-il pas croire dès lors à la décolonisa- tion lorsqu’il roule en BMW, pos- sède une villa à deux niveaux, va en croisière, privilège accessible même aux classes modestes ? Il en découle que le Guadeloupéen actuel tourne le dos à la mobilisation, à l’engage- ment, se prévaut d’un niveau de vie nulle part ailleurs comparable dans la Caraïbe et se croit de ce fait supé- rieur à ses voisins caribéens. Mais l’astuce ou le piège réside dans le fait qu’il est tributaire de la France pour ses besoins vitaux parce que bénéficiant d’un type de dévelop- pement artificiel reposant sur un paternalisme désuet, alors même que nos voisins anglophones sont entrés carrément dans l’histoire en s ’auto-administrant, contrairement à nous francophones, vitrines de la France dans la Caraïbe qui demeu- r ons des éternels spectateurs sur la scène du monde. Pourtant, la départementalisation ne cesse d’accumuler des contra- d ictions au vu et au su de ses parti- sans. N’importe. Ils se trouvent en état d’évasion et continuent sciem- ment ou inconsciemment à entre- tenir l’illusion dans l’esprit du peu- ple, en poussant le sophisme jusqu’à l’absurde. Ce faisant, nous persistons contre l’évidence dans la perpétuation d’un statut dépassé, suranné, malgré les rafistolages, saupoudrages, accommodements de toutes sortes qu’exige sa survie. Et de fait, ces co-gérants du sys- tème, les assimilationnistes locaux pour se donner bonne conscience parlent à l’endroit de l’outre-mer de d écolonisation. En réalité, il n’en est rien. Le néo-colonialisme nous enivre et continue de bercer de ses e ffluves notre quotidien. La période historique actuelle impliquant la nécessité impérieuse d’un change- ment statutaire et non une évolu- tion institutionnelle qui s’avère un t rompe l’oeil, une façon de noyer le poisson : collectivité unique ou assemblée unique. Seul un statut d’autonomie peut, à l’étape actuelle, nous valoir un pouvoir exécutif local réel ; sinon on continue de patauger dans la fange colonialiste avec la caution d’un grand nombre. Il ne doit pas nous échapper que le Parti Communiste Guadeloupéen avec la constance idéologique qui le caractérise et son intransigeance coutumière, à chaque stade de la l utte anticolonialiste, ne cesse de déployer une activité inlassable, médiation à l’unité anticolonialiste e n vue de l’émancipation de notre pays. Cette nécessaire unité des forces de contestation opposées au régime représentant à ses yeux la condition sine qua non d e la construction de la nation guadeloupéenne. Nous n’aurons de cesse de prêcher dans le désert ; car la dépendance n’est pas une fatalité historique, ce sont les peuples qui font l’histoire. S’il en va toujours ainsi dans la Guadeloupe d’aujourd’hui, les jeunes générations et générations futures se retrouveront demain sous les traits d’une méconnaissa- ble, introuvable que nous, leurs aînés, leur auront façonnée. Comprenne qui voudra !