Où va l’Amérique du Sud ?

Un observateur qui aurait été sans nouvelles de l’Amérique du Sud depuis 2006 serait abasourdi par la réalité politique de ce continent aujourd’hui.

En effet l’essentiel du conti- nent était progressive- ment passé à gauche depuis la fin des années 90, et en 2006 le Venezuela, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay, l’Argentine, le Chili et la Bolivie étaient dirigés par des gouvernements de gauche ou de centre gauche. Seuls faisait exception le Pérou et la Colombie.

Si l’on ajoute à cela plusieurs pays d’Amérique centrale comme le Honduras, le Nicaragua, sans oublier Cuba, cette nouvelle donne remplis- sait d’espoir les mouvements pro- gressistes du monde entier. Aujour- d’hui, en Amérique du Sud, seul le Venezuela reste dirigé par un pou- voir de gauche avec les difficultés et la situation intérieure catastro- phique à la limite de guerre civile que l’on connait.

Les pays du continent ont eu un incontestable succès dans les poli- tiques de redistribution et de réduction des inégalités. Partout les taux de pauvreté ont été abais- sés de façon impressionnante : entre 2004 et 2013 il passe de 40% à 11% en Uruguay, en Bolivie entre 2004 et 2017 de 64% à 35%, au Brésil entre 2008 et 2011 de 45% à 25%. L’alphabétisation fait d’énormes progrès, les droits des Indiens sont reconnus et confortés comme en Équateur ou en Bolivie. En Équateur Rafael Correa annule la dette du pays.

On pourrait continuer longtemps cette liste de succès dans les poli- tiques mises en oeuvre. Et pourtant, au-delà des coups d’État qu’ils soient avec une participation des militaires comme en Bolivie contre Evo Morales récemment, ou institu- tionnels comme au Brésil avec Dilma Rousseff et Lula, les résultats électoraux sont décevants.

L’exemple de l’Uruguay est le der- nier en date de ces changements de majorité électorale qui interrogent. L’Uruguay a connu entre 2004 et 2013 une baisse de son chômage (de 13% à 7%) et une augmenta- tion du salaire minimum de 250%. Son président entre 2010 et 2015, José Mujica, reste un exemple rare de sobriété et d’humilité qui a sou- vent été souligné par son refus des avantages liés à sa fonction. Le bilan de la gauche en Uruguay est élo- gieux et pourtant, en décembre 2019, en toute discrétion, ce pays vient d’élire (avec un faible écart de voix) un président de droite.

Que s’est-il passé, entre 2006 et aujourd’hui pour expliquer une telle situation ? L’économie et la lutte de classe donne en partie les clés de ce retournement de tendance.

Sur le plan économique la crise mondiale, celle de 2008, a frappé là comme ailleurs. La baisse des prix des matières premières comme le pétrole a joué aussi un rôle dans le tarissement des ressources de cer- tains pays comme le Venezuela et la Bolivie, entraînant des problèmes économiques qui ont eu des réper- cussions sociales. Des erreurs de stratégie de développement ont eu aussi leur part dans ces difficultés, comme cela a été le cas au Venezuela, où les infrastructures n’ont pas été modernisées et les ressources n’ont pas été diversifiées fragilisant le pays.

Sur le plan de la lutte de classe, l’at- titude des organes de presse, pour l’essentiel contrôlé par la bourgeoi- sie, a joué un rôle important pour dénigrer les pouvoirs de gauche et engager des campagnes de presse pour les discréditer à tout prix, comme en Argentine. Il y a eu aussi l’action de politiciens de droite qui ont ouvertement triché avec les règles de l’état de droit, pour faire de véritable coup d’état à froid comme au Brésil ou en Bolivie.

Mais il y a également des leçons de stratégie politique à tirer, comme l’analysent certains, par exemple nos camarades du Parti commu- niste brésilien, en mettant en avant les conséquences inattendues de ces politiques sociales de résorption des inégalités. En effet elles ont eu pour résultat de grossir les rangs de la classe moyenne, dont le position- nement politique s’est révélé plus conservateur que celui de la généra- tion précédente.

Comme le disait de façon brutale Manuel Canelas, ministre d’Evo Morales, «les gens qui fréquentent les malls (ces temples de la société de consommation que sont les centres commerciaux à l’américaine) en res- sortent rarement communistes».De fait les pouvoirs progressistes se sont trouvés incapables de propo- ser un projet à ces classes moyen- nes nouvelles et celles-ci se sont détournées d’eux.

José Mujica mettait déjà en garde devant les dangers du modèle de développement basé sur la con- sommation. La suite lui a donné raison. Il y a là une leçon à méditer pour les mouvements progressistes en gardant toujours à l’esprit que toute faille dans une politique de gauche, si progressiste soit-elle, sera impitoyablement exploitée par les puissances conservatrices opposées à tout changement social.

Comme le disait il y a longtemps Karl Marx, parlant de la Commune de Paris dans La guerre civile en France, la lutte de classe appelle une vigilance de tous les instants car les erreurs de stratégie d’alliance se paient très cher et le chant de la classe ouvrière peut alors se trans- former en «solo funèbre».