Thomas Sankara 33 ans après son assassinat

Thomas Sankara a marqué l’his- toire de l’Afrique moderne. Catholique dans un pays à majorité musulmane, né d’un père peul et d’une mère mossi (ce qui en fait un marginal dans une région où l’appartenance ethnique est importante), il rejoint par son action et son message anti-impérialistes et anticolonialistes les figures de Lumumba et N’Krumah.

C omme un symbole de cette réappropriation de l’histoire par les Africains eux- mêmes, c’est Sankara qui changera le nom colonial de l’Etat (Haute- Volta) en Burkina Faso (de «Burkina» = «intégrité» en moré langue de l’ethnie Mossi, «Faso» = «patrie» en langue dioula, l’adjectif invariable «burkinabé» étant formé en rajoutant le suffixe «bé» = «habi- tant» en langue peul).

Son assassinat intervient après qua- tre ans à la tête de l’Etat burkinabé, avec un bilan encourageant et pro- metteur. Personne ne doute que cet assassinat, le 15 octobre 1987, a été décidé à l’étranger par ceux que la politique de Sankara gênait. Par une coïncidence qui a valeur de symbole, il meurt presque vingt ans, jour, pour jour après Che Guevara (le 9 octobre 1967).

Pour rendre vivant le message poli- tique de Sankara, on peut se référer à un célèbre discours qui donne les grandes lignes de sa pensée. Il pro- nonce à Addis-Abeba un discours qui est resté sous le nom de «Discours de la dette». La justesse deson analyse n’a pas pris une ride. Parlant, sans notes, devant la 25ème assemblée de l’Organisation des Etats africains, et un parterre de chefs d’Etats, il énonce avec force son intention de proposer collectivement de refuser la dette extérieure que tous les pays africains supportent d’une façon ou d’une autre.

Il récuse l’aspect moral de la dette en montrant comment l’origine coloniale de cette dette en fait une dette odieuse qui ne doit pas être remboursée. Il met en avant ce que l’Europe doit à l’Afrique, en particu- lier lors de la lutte contre le nazisme, dans laquelle les Africains ont donné leur sang pour abattre le régime hitlérien. Mais il reste pleine- ment internationaliste en précisant que, confrontées au capitalisme, les «masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique [...] nous avons un ennemi commun».

Il montre avec brio comment la crise de la dette, telle qu’elle est for- mulée par des instances comme le FMI, est toujours invoquée pour sauver le statu quo du rapport néo- colonial et capitaliste. Faisant preuve d’humour, «ces bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour, comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez les autres», mais aussi de pragma- tisme, en mettant en avant ceux qui le suivent dans cette démarche de non-remboursement -Fidel Castro, la Première ministre de Norvège présente ce jour-là à la conférence, et… François Mitterand et Houphouët-Boigny (pourtant deux de ses ennemis politiques), Sankara a un discours clair pédagogique et d’une lucidité visionnaire.

Ce qu’il dit pourrait s’appliquer aujourd’hui à la Grèce ou à l’Argentine. La dette est le résultat d’un rapport de force qui, non seu- lement rend esclave (le mot est de Sankara) les peuples, mais les cul- pabilise. En affirmant haut et fort son intention de rallier tous ceux qui voudraient s’associer à ce refus de la dette, Sankara a brisé un tabou, celui de la soumission à cette culpabilité que l’on plaque sur les pays pauvres.

Dans sa conclusion, Sankara pro- nonce des paroles qui s’avèreront tristement prophétiques. Il de- mande l’union de tous dans cette action contre la dette «ceci pour éviter que nous allions individuel- lement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence». Thomas Sankara sera abattu un peu moins de trois mois plus tard, lors d’une réunion où tous les participants seront exécutés.

Trente-trois ans après, le procès de ses assassins devrait se tenir au Burkina-Faso. On jugera en particu- lier celui qui apparaît comme le commanditaire, Blaise Compaoré. Depuis sa destitution, après 27 ans, à la tête du Burkina Faso, Compaoré s’est réfugié en Côte d’Ivoire et a pris la nationalité ivoirienne par mariage. La France, de son côté, à l’initiative d’Emmanuel Macron, a transmis aux autorités burkinabés, les documents classifiés en relation avec l’assassinat de Sankara.

L’avenir dira s’il s’agit d’un effet d’annonce ou d’une véritable coo- pération avec le Burkina-Faso, car, on peut sérieusement douter de la bonne foi de la France dès qu’il s’agit de sa politique africaine. Les avocats de la famille Sankara semblent tou- tefois, pour l’instant, satisfaits de l’évolution du dossier judiciaire. Le procès devrait se tenir dans le cou- rant de l’année 2020.

Mais quelle que soit l’issue de ce procès et du devenir de ses assassins, Sankara reste un sym- bole vivant d’une Afrique libre et digne. En cela il continue à avoir un rôle dans le présent, 33 ans après son assassinat.