La Guadeloupe mérite-t-elle d’être classée en Zone d’Education Prioritaire (ZEP) ?

Le débat est ouvert depuis quelques années au sein des per- sonnels de l’Education nationale française et des associations de parents d’élèves en Guadeloupe. La récente grève dans l’Education en Guadeloupe a encore mis en relief, voire accentué les diver- gences, notamment des syndicats et de Fédérations sur cette ques- tion cruciale, au point que l’ancien secrétaire du Syndicat des person- nels de l’Education en Guadeloupe (SPEG), monsieur René Beauchamp, a jugé nécessaire de condamner, par lettre ouverte, au début du mois de février 2020, cette demande réitérée à cors et à cris de la FSU. Le SPEG, on le sait, enraciné dans le pays Guadeloupe, s’est toujours opposé à une telle démarche que René Beauchamp considère désormais comme insul- tant pour tous ceux qui sont scola- risés en Guadeloupe et pour les Guadeloupéens en général. Nous publions l’interview qu’a bien voulu nous accorder René Beauchamp.

A PAS FORCÉS, LA GUADELOUPE RENTRE DANS LE DISPOSITIF ZEP

Forts des luttes menées par le Parti Communiste Guadeloupéen, depuis 1944, pour combattre l’exploitation de l’homme, l’analphabétisme, l’obs- curantisme, l’aliénation, l’assimilation et tant d’autres sujets, forts des résultats arrachés au gouvernement colonial français sur le plan social et qui ont permis une amélioration des conditions de vie, conscients de notre expérience également en matière éducative, nous nous estimons auto- risés à donner notre point de vue sur ce problème si déterminant pour l’avenir des enfants guadeloupéens.

Il convient de rappeler brièvement l’histoire des Zones d’Education Prioritaires, lancées en France en juil- let 1981 par le ministre de l"Education nationale de François Mitterrand, Alain Savary. L’objectif, très louable, d’une mesure éminemment de gauche, était de «donner plus à ceux qui ont moins», de lutter contre les inégalités sociales.

La Guadeloupe ne rentrera dans cette dynamique qu’à pas forcés, en 1990, avec trois collèges et certaines écoles maternelles et élémentaires relevant de leurs secteurs, puisque le recteur Michel Héon avait été contraint de l’imposer, les chefs d’éta- blissements estimant qu’un tel dispo- sitif allait mettre à l’index leurs établis- sements

. Se voyaient donc placés d’autorité dans ce dispositif, les col- lèges Nestor de Kermadec à Pointe-à- Pitre ; de Capesterre de Marie- Galante et de Saint-Martin.

UNE STRATÉGIE D’ÉVITEMENT SE METTAIT EN PLACE

Effectivement, en dépit des moyens supplémentaires qui étaient annon- cés, par rapport aux autres établisse- ments, les parents usaient de toutes les stratégies, aidés souvent par les personnels, tous confondus, pour évi- ter autant que possible, l’entrée de leurs enfants dans une école ou un établissement en ZEP. La politique des «bras longs» faisait ses preuves.

Ces difficultés s’ajoutaient ainsi au non-respect souvent d’une carte sco- laire plutôt floue et non respectée. Les enseignants également évitaient systématiquement ces établisse- ments «dévalorisants», lors de leur demande d’affectation ou de muta- tion, tant et si bien, qu’on y dénom- brait beaucoup d’enseignants non encore aguerris, inexpérimentés, sou- vent des maîtres auxiliaires n’ayant reçu aucune formation pédagogique. Les personnels, y compris les respon- sables d’écoles et d’établissements devaient s’adapter, sans aucune for- mation, à une nouvelle forme de management et de pédagogie en se référant uniquement aux instructions officielles ministérielles qu’ils avaient peine à décortiquer.

La notion de projet d’établissement, sous «l’autorité» en Guadeloupe d’une directrice de cabinet de rec- teurs, et de contrat de Zone d’éduca- tion prioritaire, de coordonnateur de zone, mis en place très tardivement sans formation, restait, en majorité, une vue de l’esprit, jusqu’au début des années 2000.

A titre indicatif, le projet d’établisse- ment du collège Nestor de Kerma- dec, voté par le Conseil d’administra- tion le 19 juin 1999 et s’avérant le premier projet sur 43 collèges, validé par le rectorat, a servi de référence pour ce pilotage. Il en a été ainsi pen- dant de longues années.

UN IMBROGLIO ÉDUCATIF S’AFFIRMAIT DANS LE SYSTÈME

De ministre en ministre, de réformes en réformes, le concept Zone d’Education Prioritaire s’engageait dans un imbroglio éducatif, comme pour noyer le poisson. Ni parents, ni personnels, ne se retrouvaient plus, sinon dans l’intérêt réel pour obtenir des avantages sous toutes les formes mais, aucune véritable motivation à faire autrement et mieux.

En 1997, des réseaux d’Education Prioritaires (REP et REP+) venaient élargir les ZEP en se superposant même parfois. En 2006, un bilan très mitigé entraînait la création de Réseaux d’ambition réussite (RAR) à partir des REP et REP+ les plus diffi- ciles. Ces RAR se voyaient dotés ▲ ▲encore de plus de moyens, mais pilo- t és au niveau national. Les ZEP et REP restants se verront regrouper en réseaux de réussite scolaire (RRS), pilotés par les académies.

E n 2010, pour tenter de lutter contre l’incivilité, la délinquance, la violence, la déscolarisation prématurée qui se développaient de façon très inquié- tante, on imagina un programme se déclinant en deux politiques titrées CLAIR, signifiant collège, lycée, ambi- t ion, innovation, réussite et ECLAIR, signifiant Ecole, collège, lycée, ambi- tion, innovation réussite lorsqu"il incluait les écoles en 2011.

D’une commune à l’autre, d’une région à l’autre, d’un quartier à l’au- tre, des ZEP se transformaient. Mais la réussite scolaire n’est ni une ques- tion de mots, encore moins une question de sigles.

Cependant, au fil des années, les per- sonnels, à tous les niveaux décou- vraient tous les avantages pécu- niaires et de poursuite de la carrière dont ils pouvaient profiter, du fait du classement de l’établissement dans la catégorie supérieure : indemnités conséquentes de ZEP ; bonifications indiciaires pour l’obtention d’un poste convoité, pour l’avancement d’éche- lon ou de classe, pour la nomination ou la promotion dans l’Ordre des palmes académiques etc.

L’affectation dans une telle zone allait être réclamée finalement ou revendiquée fièrement, sans aucune motivation pédagogique réelle, sauf exception, bien évidemment, pour élever le niveau de réussite de ces éta- blissements ou de ces écoles. Il faut aussi souligner qu’aucune formation sérieuse spécifique n’a été mise en place, et les différentes évaluations réalisées n’ont jamais donné satisfac- tion, en dépit de l’implication, néan- moins, de beaucoup de personnels que nous saluons, dans certaines actions spécifiques.

UNE ÉVALUATION SANS AMBAGES, 40 ANS APRÈS

L’évaluation, quarante ans après, par la Cour des Comptes est édifiante. Didier Migaud, premier Président, dans son introduction à une confé- rence de presse le mercredi 18 octo- bre 21018, y va sans ambages, sans remettre en cause la nécessité du principe ZEP. Le rapport établi con- clut à un échec total, du point de vue amélioration de la réussite scolaire.

Nous invitons les parents d’élèves, les personnels de l’Education nationale en Guadeloupe, les Guadeloupéens, à lire ce rapport ou même seulement son introduction à ce rapport ou même seulement son introduction sur 12 pages. Nous leur livrons des extraits : «Un bilan décevant de la poli- tique d’éducation prioritaire…». «Alors que la politique d’éducation prioritaire s’était fixée pour objectif de limiter à dix points les écarts de niveaux entre élèves, ces écarts demeu- rent en moyenne de 20 points en fran- çais et de 30 à 35 points en mathéma- t iques. Les objectifs assignés à la poli- tique d’éducation prioritaire n’ont donc pas été atteints…» ; «La labellisa- tion des établissements dans un réseau d’éducation prioritaire a, en outre, des effets pervers, les familles étant sou- vent tentées de mettre en place des s tratégies d’évitement. La politique d’éducation prioritaire se trouve ainsi enfermée dans un cercle vicieux…» ; «la politique d’éducation prioritaire ne saurait à elle seule résoudre les difficul- tés socio-économiques qui persistent dans les quartiers en difficulté. Pour porter tous ses fruits, elle doit donc être construite en associant l’ensemble des acteurs concernés, État et collectivités t erritoriales…».

Nous appuyant donc sur nos propres observations locales, confortées par ce rapport, compte de l’intention du Gouvernement actuel de revoir de fond en comble cette politique, te- n ant compte de notre ambition pour la gouvernance de notre pays, nous sommes en mesure de dire que la Guadeloupe ne mérite pas un tel clas- sement en Zone d’Education Prio- ritaire. Tous nos enfants n’en relèvent pas. Nous nous prononçons donc contre cette revendication et disons : Attention à une telle aventure !

René Beauchamp : «Il faut sortir des ratios appliqués actuellement dans l’Education en Guadeloupe» Qu’est-ce qui a motivé votre récente lettre ouverte sur les problèmes de l’Education nationale française en Guadeloupe ?

René Beauchamp :Ma déclaration a été motivée par la de- mande illusoire et insultante pour notre peuple et nos élèves de mettre l’académie de Guadeloupe en zone prioritaire.

Cette demande part du principe que nos enfants, de par leur réalité culturelle, his- torique et sociale sont inadaptés au sys- tème scolaire et qu’il faut les mettre dans des structures contraintes.Or, c’est le système scolaire qui est en échec dans sa mission d’éducation et d’enseigne- ment, engendrant un échec scolaire important et nous laissant pour héritage, après plus de cent ans, 25% d’illettrisme. C’est l’utilisation des méthodes et conte- nus pédagogiques inadaptés qui ne tien- nent pas compte de notre réalité linguis- tique, culturelle, historique et environne- mentale qu’il faut mettre en cause pour y porter des solutions et non stigmatiser nos élèves et leurs parents.

Vous parlez d’hégémonie de la FSU en termes de blocage des établissements, alors que l’intersyndicale, dont le SPEG, a été aussi à l’initiative de certains blo- cages. Pouvez-vous éclairer le peuple guadeloupéen sur ce point ?Tous les grands mouvements de masse qui ont eu lieu depuis les années 1990 et qui ont donné lieu à des opérations «établissements fermés» ont été conduits par l’intersyndicale de l’Educa- tion, symbole de l’unité des personnels de l’Education en Guadeloupe et en alliance avec les Fédérations de parents d’élèves. Ces mouvements avaient pour cible, la transformation de la situation de l’école en Guadeloupe et nous a amenés à obtenir des avancées significatives.

En 1992, le mouvement contre l’ex- patriation de 36 de nos collègues qui a conduit à l’obtention de 1000 points pour les originaires, pour le retour au pays. En 1998, pour l’ob- tention des moyens permettant d’avoir un rectorat de plein exercice, un véritable projet académique et des avancées pédagogiques, créant les conditions favorables à la mise en place de l’enseignement de langue et culture créole. Et d’autres encore jusqu’à 2002.

Les dirigeants de la FSU ont décidé, de manière unilatérale, sans consulter les autres, de se lancer dans une opération «blocage illimité d’établissements», dès le 9 janvier 2020, sur le seul mot d’ordre de retrait de la réforme Macron, tentant d’imposer son diktat à tous les autres. Il a fallu toute la clairvoyance des autres syn- dicats de l’Education pour, tout en dénon- çant la réforme des retraites, recentrer les revendications sur, la situation de l’acadé- mie de Guadeloupe, le refus des 72 sup- pressions de postes et l’ouverture de négociation pour, l’obtention d’un mora- toire, se constituer en intersyndicale SPEG-UNSA/Education-FO, lancer un mot d’ordre de grève le 21 janvier 2020, trouver les appuis nécessaires en Guadeloupe même (sénateurs et dépu- tés) pour rentrer en contact avec le minis- tère et obtenir des avancées importantes.

C’est cette stratégie syndicale uni- taire et responsable de l’intersyndi- cale qui a permis de sortir le conflit dans l’Education de l’enlisement dans lequel il s’enfonçait etéviter une catas- trophe encore plus grande pour les élèves guadeloupéens. La lutte contre la réforme des retraites ne pourra trouver de solution qu’en France, par un rapport de force obligeant le gouvernement à reculer mais, certainement pas par le blocage indéfini des établissements sco- laires en Guadeloupe.

Ne pensez-vous pas qu’il y a aussi un seuil à ne pas dépasser (au-dessous duquel il ne faut pas descendre), pour l’efficacité pédagogique, dans le domaine de la scolarité.Il est clair qu’à côté des réformes de fond de l’école actuelle en Guadeloupe portant sur les méthodes et contenus pédago- giques et leur adaptation à nos réalités, il faut donner aux élèves guadeloupéens les meilleures conditions de travail. Voila pourquoi il ne faut pas plus de 24 élèves par classe au primaire et au collège, 16 élèves en SEGPA, dédoubler des classes dans des zones où l’échec est plus impor- tant et toutes autres mesures d’encadre- ment permettant un meilleur confort pédagogique des élèves. Il faut donc sortir des ratios appliqués actuellement dans l’Education en Guadeloupe. Mais, il y a d’autres mesures à prendre, en termes d’encadrement, en assistants sociaux et en personnel de santé, si on veut gagner en efficacité pédagogique. Sur toutes ces questions, je fais confiance à l’intersyndicale dans ses négociations avec les envoyés ministériels.

S’agissant de la transmission des connaissances, outre tous les paramètres qui s’avèrent réels, en termes d’effectifs, d’équipements, culturels, géographiques, d’inadaptation de manuels, et autres, n’y a-t-il pas également une part de respon- sabilité du personnel enseignant, en général, dans leur mission, dans ce «sys- tème scolaire appliqué en Guadeloupe» qui conduit à l’échec scolaire ?L es personnels qui ont un rôle pédago- gique ont toujours deux alternatives : subir le système ou agir pour le transfor- mer. Quand je parle de ces personnels, je mets les enseignants, les inspecteurs, les directions d’établissements et tous ceux dans l’administration rectorale qui ont à charge la pédagogie.

C’est par une réflexion et une pratique volontaire et déterminée de tous, liant pédagogie et culture, ouvrant la voie à la recherche, à la création et à l’expérimen- tation sur le plan pédagogique, que nous pourrons avancer vers une transforma- tion des méthodes et contenus des pro- grammes pédagogiques, et combattre efficacement l’échec scolaire. C’est cette réflexion qui a été à la base de la création du SGEG en septembre 1976 et qui nous a amenés à l’époque à prendre pour axe principal de travail, la culture et la péda- gogie. La recherche, la création d’outils pédagogiques, l’expérimentation péda- gogique, relayée à l’époque par le journal «Lekol», étaient patentes et se sont heur- tées à la méfiance, au mieux, et l’hosti- lité, au pire, du système en place et de la plupart de ceux qui le servaient. Mais elles ont contribué à faire avancer les consciences.

Aujourd’hui, cette nécessité est encore plus importante, si on veut efficacement combattre l’échec scolaire et éradiquer l’il- lettrisme. Il y a un effort guadeloupéen pour la connaissance de soi. Ces actions vont, de l’édition d’ouvrages historiques et littéraires en créoles et en français, d’essais scientifiques, de groupes de recherches, tel celui dirigé par Alain Dorville «@ comme apprendre», initiateur du disposi- tif «Bâtir les apprentissages», qui s’appuie sur le conte «le roi des vents» et des livrets de méthode pédagogique sur l’écriture, la lecture, le compter, le développement langagier, jusqu’à des expériences collec- tives de création de structures alterna- tives ciblant la génération d’âge présco- laire et scolaire, tels le jardin d’enfants «Ti Filawo» et l’école «Lawonn» basant leur pratique sur ce dispositif.

Toutes ces initiatives, travaux, expéri- mentations ou création sont souvent l’oeuvre d’enseignants ou d’enseignants retraités, à l’intérieur comme à l’exté- rieur du système scolaire, certes minori- taires. Mais, ils sont desservis par trop de cadres administratifs et pédago- giques, plus enclins, à servir docilement le système scolaire actuel pour assurer leur carrière, qu’à permettre de libérer les énergies créatrices des enseignants, les initiatives et créations pédagogiques qui les amèneraient à s’interroger sur leur rôle et fonction et remettre en cause le système scolaire actuel pour le transformer. C’est toutes ces mentali- tés qu’il nous faut changer.