Le franc CFA : Les mécanismes (2 è me partie)
Les francs CFA et comorien reposent sur quatre principes que l’on examinera successive- ment : la parité fixe, le libre transfert, la convertibilité et la centralisation des réserves de change. J’en expose les principes généraux avant de montrer, dans chaque cas, les problèmes qu’ils posent.
La parité fixe d’abord. La valeur des francs CFA est indexée sur la monnaie française (le franc jusqu’en 2000, l’euro depuis). La parité entre les deux monnaies est fixe, c’est-à- dire que, sauf décret exception- nel, c’est la valeur de l’euro qui détermine mécaniquement celle des francs CFA. Ainsi, depuis 2000, 1 euro vaut exactement 655,957 francs CFA et 491,968 francs comoriens. En clair, les francs fluctuent dans le même sens et dans les mêmes propor- tions que l’euro.
L’intérêt du taux de parité fixe avec la monnaie française réside pour beaucoup dans l’immense sécurité qu’il offre aux investisseurs en les protégeant des risques de change. Imaginons le cas parfaitement fictif d’un homme d’affaires français investissant 10 millions d’euros en Thaïlande. Au moment où il réalise son placement, disons en 2020, cette somme correspond à, par exemple, 360 millions de baht thaï- landais, dont il espère retirer, au bout de 10 ans, 500 millions de baht. Si dans l’intervalle, le baht perd 50% de sa valeur par rapport à l’euro, ces 500 millions de baht de 2030 ne représenteraient plus que l’équivalent de 250 millions de baht de 2020, soit moins que la somme initialement investie. L’investisseur aura alors perdu une partie de son argent. Ce genre de situation constitue une menace importante pour les capi- talistes, menace que la parité fixe permet de totalement conjurer.
Ce mécanisme pose un premier problème qui, loin d’être le seul, est cependant un des plus souvent cités, à juste titre : les francs CFA et comorien sont des monnaies trop fortes pour les économies qui les utilisent. Pour comprendre cet argument, il faut avoir en tête deux principaux mécanismes monétaires :
1) Une zone monétaire qui exporte plus qu’elle importe verra sa monnaie s’apprécier, c’est-à- dire devenir plus forte. Dire que l’euro s’apprécie face au dollar signifie qu’un euro vaut une quan- tité croissante de dollars.
2) Avoir une monnaie forte favorise les importations et pénalise les exportations. Si l’euro s’apprécie par rapport au dollar, alors les per- sonnes qui utilisent l’euro peuvent acquérir de plus en plus de choses produites en dollars ; et inverse- ment les personnes qui utilisent le dollar subissent une diminution de leur pouvoir d’achat en euro.
Concrètement, l’appréciation de l’euro face au dollar permet aux Européens d’acheter des ordina- teurs américains de moins en moins cher, mais contraint les Américains à acheter des voitures françaises de plus en plus cher. C’est la combinai- son de ces deux mécanismes qui permettent de comprendre le pro- blème qu’ils posent aux francs CFA et comorien. En effet : (a) la zone euro est exportatrice nette : ce qui fait que, depuis son lancement, l’euro a tendance à s’apprécier. Conséquence : (b) les francs s’ap- précient aussi, ce qui pénalise les exportations des pays africains et en favorisent les importations. Or, les pays des zones francs cher- chent justement à stimuler leursexportations afin de dégager les investissements nécessaires à une industrialisation plus massive.
Actuellement, il est souvent plus intéressant d’importer des produits manufacturés de Chine que de les produire sur place. Autrement dit, les francs CFA et comorien contri- buent à enfermer les pays qui les utilisent dans des économies faible- ment industrialisées fondées sur l’extraction de matières premières.
Deuxième pilier : le libre transfert. Il exempte de frais de change les flux commerciaux et financiers entre les pays des zones francs et la France (donc la zone euro depuis 2000). Associé au principe de parité fixe, le libre transfert arrange beaucoup les investisseurs français et européens. Le premier, on vient de le voir, leur permet de se garantir contre les risques de change, le second leur offre la possibilité de rapatrier sans frais leurs profits, voire la totalité de leurs investissements lorsque la situation devient défavorable. Problème donc : lorsque l’économie d’un pays s’effondre pour une raison X ou Y, les entreprises françaises peuvent assez facilement retirer leurs investissements pour se garantir contre des risques de pertes ; ce qui a pour conséquence d’accroître encore la crise écono- mique du pays touché.
Troisième pilier : la convertibilité. Par celle-ci, le Trésor français se porte garant de la valeur des francs CFA et comorien. En clair, il garantit qu’à n’importe quel moment et dans n’importe quelles circons- t ances,une personne détenant des francs CFA ou comorien peut les échanger auprès de lui au taux e n vigueur. Concrètement, le Trésor français s’engage à avancer autant de francs que nécessaire dans le cas où les réserves en devises étrangères des banques c entrales des zones franc seraient épuisées et n’auraient pas la pos- sibilité de s’acquitter des paie- ments internationaux. Formulé autrement encore : il est néces- saire de passer par Paris pour convertir ses francs en n’importe quelle autre devise. La garantie de convertibilité du Trésor français s’assortit donc d’un monopole de celui-ci sur la conversion des francs CFA et comorien.
En outre, le ministère de l’Économie et des Finances (auquel est rattaché le Trésor, donc les franc CFA et comorien) s’est assez bien arrangé pour éviter d’avoir à honorer cette garantie de convertibilité illimitée. Pendant les crises qu’a traversées la zone CEMAC entre 2014 et 2016 (en raison de la chute des cours du p étrole), la France a refusé d’hono- rer son rôle de prêteuse. Au lieu d’avancer les francs manquants aux b anques CFA, elle conditionne son appui financier à la signature préala- ble d’accords avec le FMI. Accords qui imposent, entre autres, une réduction des dépenses publiques e t une ouverture aux capitaux étrangers. La même chose s’était déjà produite au début des années 1990 ; cette stratégie avait alors reçu le nom de «doctrine Balladur».
Dans les années 2010 comme vingt ans plus tôt, les rapports du FMI n’examinent pas le rôle des francs CFA dans la déroute des économies ouest-africaines. Ce refus d’honorer le principe de convertibilité est d’ail- leurs tout à fait assumé par l’Assemblée nationale française. La somme allouée à cette garantie de convertibilité par le projet de loi de finance pour 2018, par exemple, était de… zéro euro.
En contrepartie de cette garantie rarement honorée, le Trésor demandequ’au moins la moitié des réserves de change des banques c entrales des zones franc soient placées chez lui. Il s’agit du qua- trième pilier, celui de la centralisa- t ion des réserves de change. Ce mécanisme fournit à la France un moyen de pression particulière- m ent puissant sur les États des zones francs.
La Côte d’Ivoire en donne un exem- ple particulièrement parlant. Fin 2010, le Conseil constitutionnel ivoirien reconnaît la victoire électo- rale du président sortant Laurent Gbagbo sur son opposant Alassane Ouattara, ex-gouverneur de la BCEAO et ami de Nicolas Sarkozy.
Mécontent de la situation, le Président français obtient de son ministère de l’Économie et des Finances la suspension des opéra- tions de paiements et de change de la Côte d’Ivoire. En clair : le blocage des transactions commerciales et financières du pays avec le reste du monde, ce qui a tôt fait d’asphyxier l’économie nationale et de hâter la prise du pouvoir par Ouattara.