Le franc CFA :Colonialisme monétaire (fin)
Ce qu’a concrètement permis le CFA, c’est le maintien d’une relation tout à fait coloniale entre la France et les 15 pays des zones francs au-delà des indépendances. Le dessin du caricaturiste ivoirien Yapsy, qui figure dans l’ouvrage de Fanny Pingeaud et Ndongo Samba Sylla, en offre un bon résumé.
INDÉPENDANCE POLITIQUE ETDÉPENDANCE MONÉTAIRE
Comment comprendre que la France ait maintenu ce système a priori assez atypique et aussi ouver- tement colonial ? Une bonne partie de la réponse a déjà été suggérée. Les francs CFA et comorien offrent aux capitalistes français des avan- tages uniques et à la diplomatie française des moyens de pression considérables. Ils enferment les pays qui les utilisent dans des économies extractives, dépendantes des cours des matières premières, dont la plu- part des profits sont accaparés par des entreprises étrangères qui étouffent l’économie locale sous des rentes faramineuses.
Dix des quinze Etats des zones franc sont parmi le groupe des «pays les moins avancés» (qui en compte 47). Sur l’ensemble de la période 1960-2016, le taux de croissance moyen du Sénégal a été de 0,02% contre environ 3% pour la France. En Côte d’Ivoire, le revenu moyen en 2016 était inférieur d’un tiers à celui de la fin des années 1970. Ce faible développement rend ces écono- mies d’autant plus vulnérables aux investissements étrangers. Les francs CFA et comorien constituent donc un mécanisme particulière- ment efficace pour permettre aux milieux d’affaire français de garder le contrôle sur les économies des pays concernés.
Cette domination coloniale se tra- duit notamment par la présence de Français à des positions clés des économies des zones franc. Les entreprises françaises y occupent des places stratégiques. Je me limite à quelques exemples d’actualité. Le groupe Bolloré gérait, en 2018, dix- sept ports et plusieurs sociétés fer- roviaires, situés pour l’essentiel en zone CFA. La firme Auchan colo- nise progressivement les villes sénégalaises depuis 2015, profi- tant des avantages offerts par le franc CFA pour couler la faible concurrence opposée par les petits commerces. Les mines du Niger produisent 30% de l’uranium civil français et 10% du militaire.
Les zones franc constituent en outre de bons (quoique captifs) partenaires commerciaux. Les importations depuis la France coû- tent souvent aux pays africains entre 20 et 30% de plus que ce qu’ils auraient pu obtenir depuis d’autres régions quand les exportations leur sont achetées à moitié prix. Ainsi, bien que les zones franc ne repré- sentent au total que 1% du com- merce extérieur français, cette part concerne des secteurs stratégiques et hautement rentables.
DES PAYS PRIVÉSDE SOUVERAINETÉ
Les pays des zones franc ne dispo- sent donc que d’une très faible autonomie dans le domaine moné- taire, et se trouvent privés d’une p art importante de leur souverai- neté économique. Les deux ban- ques centrales de la zone CFA, la BEAC et la BCEAO, n’ont que très peu de pouvoir, du fait des méca- nismes mêmes de leurs monnaies (la parité fixe, en particulier, limite de beaucoup le rôle des deux banques). En outre, la faible marge de manoeuvre conservée par la BEAC et la BCEAO est elle-même désamorcée par la place que la France occupe dans les conseils d’administrations (CA), où elle possède le même nombre de représentants que les pays de la zone concernée.
Pour chacune des deux institutions, les décisions se prennent à la majo- rité, sauf lorsqu’il s’agit de modifica- tions de leurs statuts, auquel cas l’unanimité est requise. Concrète- ment donc, la France dispose d’un droit de veto sur les questions les plus importantes. Elle n’hésite pas non plus à user de son influence pour orienter les processus de nomination des gouverneurs des banques centrales ; elle obtient par exemple en 2007 le retrait de la candidature à la BCEAO de l’écono- miste ivoirien Bohoun Bouabré, connu pour ses positions critiques à l’encontre du système CFA.
L’influence déterminante qu’exerce la France sur les francs CFA et comorien s’est illustrée de façon particulièrement claire à l’occasion de la dévaluation de 1994, dont les conséquences ont été, pour cer- tains pays, dévastatrices. Le 12 jan- vier 1994, contre l’avis initial de la majorité des dirigeants des pays concernés, les francs CFA perdent brusquement la moitié de sa valeur. L’accord final des dirigeants récalci- trant a été obtenu en mettant sur la table leurs dossiers «personnels». Résultat : la dette des pays des zones CFA, détenue en franc ou en dollar, double du jour au lende- main, ce qui a permis au FMI d’im- poser de nouvelles réformes structurelles et d’accélérer la libé- ralisation de ces économies.
La capacité d’action financière des Français en zone CFA, dans le même temps, a également doublé, attirant dès lors de nouveaux inves- tisseurs. En renchérissant le prix des importations, la dévaluation n’a réellement bénéficié qu’aux écono- m ies agricoles, créant parfois des pénuries et pénalisant à nouveau la production manufacturière.
QUITTER LES ZONES FRANC ?
P ourquoi, dans ce cas, ne pas avoir quitté les zones franc ? Déjà parce qu’il n’est pas possible d’en sortir sans l’accord de la France, contraire- ment à ce qu’ont pu prétendre les ministres des Finances français. Ce qui signifie qu’il est nécessaire de forcer la main du gouvernement français. Ce qui est risqué. Là encore, je me limiterai à deux exem- ples, l’un ancien, l’autre récent.
La Guinée, premier État à avoir voté son indépendance en 1958, a rapi- dement cherché à s’émanciper de la tutelle monétaire française. Le 1 er mars 1960, la Guinée crée la Banque de la République de Guinée et lance une nouvelle monnaie : le franc guinéen. La stratégie fran- çaise, de l’aveu de l’un de ses instiga- teurs Maurice Robert, a été offen- sive. Doublement : non seulement les services secrets français ont acti- vement soutenu la guérilla contre le gouvernement guinéen d’Ahmed Sékou Touré, mais ils ont déversé dans le pays des cargaisons entières de fausse monnaie afin de faire exploser l’inflation (l’opéra- tion est baptisée «Persil»). La Guinée s’est finalement mainte- nue hors du franc, mais la brutalité de la réaction française a proba- blement découragé les autres pays de suivre sa voie.
Plus récemment, l’enquête menée sur l’affaire Kadhafi par Fabrice Arfi (Mediapart), Benoît Collombat et Élodie Guéguen (Radio France), Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher (indépendants) a montré que l’intervention militaire menée en Libye n’était pas totalement étrangère au franc CFA. Les ser- vices secrets français avaient en effet découvert que le dictateur libyen avait comme projet d’ins- taurer une monnaie panafricaine, le dinar-or, dont la vocation aurait été de se substituer au franc CFA d ans la région. Ce programme libyen aurait coûté à la France une part importante de ses privilèges s ur cette région de l’Afrique, et n’aurait sans doute pas compté pour rien dans la décision du gou- v ernement française de se retour- ner contre son ancien allié.L’ECO : LA FIN DU CFA ?
En mai 2020, le Conseil des minis- tres français a adopté un projet de loi sur la suppression du franc CFA dans les huit pays de l’UEMOA (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) et son remplacement par une nouvelle monnaie : l’ECO. Cette réforme, qui constitue un indénia- ble recul de la tutelle monétaire française dans cette partie de la zone franc, n’en implique pas la dis- parition. Loin de là.
Ce qui change. Le passage à l’ECO permet deux avancées certaines. D’une part, la centralisation des réserves de change est suppri- mée. D’autre part, la France retire ses représentants des CA de la BCEAO (la banque centrale de l’UEMOA). Concrètement, les pays de la zone ECO disposeront d’une plus grande autonomie monétaire vis-à-vis de la France.
Ce qui ne change pas. La parité fixe est maintenue, selon un taux encore à déterminer. L’ECO devrait donc s’apprécier, comme le CFA avant lui, au rythme de l’euro -avec les mêmes problèmes pour les économies africaines. Le principe de convertibilité, bien que rarement honoré par la France, est également maintenu.
Surtout, l’ECO présente un effet collatéral potentiellement intéres- sant pour la France : son instaura- tion a torpillé le projet de monnaie unique de la Communauté écono- mique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), polarisée par le Nigeria, à laquelle appartien- nent les huit pays de l’UEMOA. Monnaie unique qui aurait été totalement indépendante de la France, et qui aurait justement dû s’appeler… l’ECO.
Il est encore trop tôt pour connaître exactement les effets du passage à l’ECO sur les économies de l’UEMOA. Quoi qu’il en soit, l’ECO signifie moins la disparition du sys- tème CFA que sa prolongation dans le temps au détriment d’une mon- naie régionale détachée de la tutelle française. Le colonialisme monétaire a encore de beaux jours devant lui…