Discriminations raciales et héritage colonial en France

Compte tenu de la présence remarquable de «minorités visi- bles» dans la composition actuelle de la population fran- çaise, il est difficile de ne pas établir le lien entre le caractère systémique des discriminations raciales en France et l’héritage colonial de ce pays. Une réalité qui favorise l’installation dans la société française d’un climat relationnel dans lequel la ques- tion raciale s’érige, au gré des circonstances, en élément ordi- naire du débat public.

C omme en écho à ce qui se passe en France, le débat sur la race a tendance ces temps-ci à s’exacerber dans notre société. Vraisemblablement, parce que les discriminations raciales pra- tiquées aussi bien en France que sur notre territoire, interrogent indi- rectement le sens du statut de la citoyenneté des descendants d’esclaves et de colonisés dans la République française. À la diffé- rence qu’en Guadeloupe, cette interrogation n’a pas simplement pour toile de fond la probléma- tique de l’intégration. Elle laisse également deviner en filigrane la persistante question du statut.

Dans cet ordre d’idée, dans notre pays, à partir des années soixante, jusqu’à la fin des années quatre- vingt, la dénonciation publique des discriminations raciales était un acte généralement militant. Elle trouvait sa traduction poli- tique dans une revendication radi- cale d’indépendance et, pour le moins, d’autonomie. Il apparaît de nos jours que cette dénonciation, très largement relayée au sein de la population guadeloupéenne sur un ton souvent passionnel, notamment sur le web, n’est plus nécessairement rattachée à un support politique

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LE DÉVELOPPEMENT D’UNSENTIMENT D’APPARTENANCE COMMUNAUTAIRE SUR LA BASE D’UNE SOUFFRANCE MORALE PARTAGÉE

Cette apparente ambigüité réside dans le fait que la dénonciation de la discrimination raciale, même dé- pouillée de toute charge politique, garde un indépassable contenu moral. Parce qu’elle pose un pro- blème de dignité quand le citoyen noir prend conscience que, du fait de la couleur de sa peau, son sta- tut de citoyen est fondé sur une représentation coloniale de son image dans l’imaginaire de son homologue blanc.

Ce genre de représentation, en l’as- signant à résidence ethnique, l’ex- pose dans la vie courante à des pra- tiques discriminatoires qui provo- quent chez lui une vraie souffrance morale. Une absolue souffrance ; inaccessible à la conscience des Blancs. Y échapper est un privilège blanc, traçant une invisible frontière entre des individus au sein d’une communauté unique de citoyens.

De sorte que, le citoyen guadelou- péen noir, s’il développe un senti- ment d’appartenance communau- taire avec les autres Noirs de la pla- nète, bien plus qu’avec ses conci- toyens blancs, ce n’est certaine- ment pas sur la base d’une couleur de peau partagée. C’est sur la base d’une souffrance morale partagée.

Il convient, selon moi, de prendre en considération cet élément unifica- teur, pour comprendre qu’en ce moment, au-delà de toute forme d’engagement politique, le refus des injustices raciales est une réaction commune qui rassemble l es Guadeloupéens autour d’un sentiment identitaire déterminé par la conscience d’être noirs et descendants d’esclaves. En consé- quence, le vide laissé dans ce s chéma par le déficit d’un projet politique fédérateur, est comblé par une attitude commune qui s emble se suffire à elle-même.LA PERTE DE PUISSANCE DU DISCOURS NATIONALISTE

Le renforcement par ce moyen du lien communautaire est une situa- tion de nature sans doute à rassurer. Mais, n’est-il pas dans son sens pro- fond l’ersatz d’une société guade- loupéenne travaillée par le doute ? Un doute à la fois politique et socié- tal. Les signes de ce malaise sont perceptibles à travers la perte de puissance du discours nationaliste. Il prend aujourd’hui la forme d’un bégayement navigant entre formu- lations à tonalité identitaire ou sou- verainiste, évitant autant que faire se peut la référence à l’idée d’indé- pendance jugée sans doute pas assez populaire ou peu réaliste.

À l’autre bout de l’échelle nationa- liste, ceux qui le plus ouvertement font référence à cette idée, souvent matériellement bien installés dans le système, ont plutôt tendance à ériger la surenchère démagogique en ligne politique par l’affichage ostentatoire de l’intégrisme de leur engagement. Avec pour principale pré-occupation la préservation fan- tasmagorique de la pureté d’un esprit révolutionnaire.LA GUADELOUPE EST «PIÉ POU TÈT» !

Parallèlement, plus ou moins déconnectée de ces formes d’ex- pression politique, la société guade- loupéenne cherche dans une sorte de réflexe d’autoconservation à renforcer ses liens communautaires à travers l’obsédante valorisation de son patrimoine culturel.

Malheureusement, la stratégie fonctionne un peu comme un leurre. Car, la démarche est plus empreinte de nostalgie que d’es- pérance. Elle s’accompagne d’un profond sentiment de perte. Perte de nos valeurs culturelles qui par le passé en structurant nos liens sociaux nous permet- taient de faire société en dépit des discriminations raciales.

De nos jours, cette alternative a cessé d’exister. Impossible de revi- taliser ces valeurs à cause notam- ment de l’effondrement de toutes les formes d’autorité qui jadis les soutenaient. La Guadeloupe est «pié pou tèt» ! Dans ces circons- tances, faut-il espérer de l’avenir ? Certainement. L’espoir est ce qui donne sens à la vie.

Toutefois, on ne construit pas l’ave- nir sur le mensonge ou sur la pré- pondérance de l’affect dans la construction d’un jugement ou dans les motivations d’un enga- gement. Cela fausse le discerne- ment, et peut par exemple sur la délicate question de la race entraîner des réflexes individuels ou collectifs dont les consé- quences peuvent être tragiques.

Les défis aussi bien politiques que sociétaux auxquels nous faisons face sont bien réels. Cependant, tous sont loin d’être propres à la société guadeloupéenne. Notam- ment le défi sociétal, planétaire- ment partagé. À cause des dégâts causés dans l’esprit de certains citoyens par les réseaux sociaux dans les sociétés du monde entier. Y compris et, surtout, dans les sociétés libérales.

LA VOLONTÉ POPULAIRE, SEULPRINCIPE DE LÉGITIMATION D’UN CHANGEMENT POLITIQUE

Pour affronter avec intelligence ces multiples défis, nous devons être lucides dans leur interprétation. A titre d’exemple. Aucune volonté ne peut enlever à un individu le libre choix de son engagement politique. En Guadeloupe, depuis en particu- lier les années soixante, le choix fondamental se définit en fonction du désir ou non de notre apparte- nance à la nation française. Dans la deuxième hypothèse, ce désir peut se réaliser à travers une rupture que seule l’indépendance peut rendre juridiquement complète. Autrement, l’adhésion à toute autre forme possible de statut inscrit dans la Constitution française peut être motivée par la nécessité de rationali- ser les politiques publiques dans le sens de nos intérêts, mais en aucun cas ne confère une puissance souve- raine.De sorte que, quelle que soit la nature de nos liens juridiques avec la République française dans un cadre constitutionnel, cela nous oblige théoriquement au respect des valeurs qui fondent cette République.

Ces valeurs politiques ont en prin- cipe une finalité émancipatrice dans l’organisation de la vie en commun. Nous n’avons aucune raison de les relativiser. Ne serait-ce que parce qu’elles nous parlent à travers les pratiques discriminatoires dont nous sommes l’objet du fait de la couleur de notre peau.

Ce n’est donc pas nous qui les bafouons en institutionnalisant l’in- justice raciale. Pour avancer. Autant nous avons intérêt à regarder en face les insuffisances de notre société en refusant de céder à la pression identitaire si nous voulons librement les critiquer. Autant l’Etat français a à prendre en compte sa responsabilité dans l’effondrement morale d’une République qui, à tra- vers les injustices raciales, se perd à ne vouloir considérer une catégorie de ses citoyens qu’à travers un éter- nel prisme colonial.

Toujours est-il que, l’histoire n’est pas figée, et nul ne peut préjuger de notre avenir politique. Cependant, une règle inamovible s’impose à nous, comme à tous les peuples : la volonté populaire, démocrati- quement exprimée, est le seul principe de légitimation d’un changement politique.