Je m’appelle «adò», scientifiquementDioscorea bulbifera, j’existe toujours

En effet, vous m’avez délaissé depuis des décennies, alors que depuis mon arrivée d’Afrique, vos parents et grands-parents m’ont beaucoup apprécié. Il est vrai que vos ignames qui appartiennent à la même grande famille, celle des Dioscoreaceae, m’ont sérieuse- ment concurrencé par leur goût, mais j’ai beaucoup contribué à leur alimentation et à votre croissance.

Je ne vous parlerai pas dans ces colonnes de ma longue et belle histoire depuis des mil- lions d’années, quand les singes, dit- on, m’ont difficilement accepté, à la suite d’incendies de forêts, selon le scientifique François Maugis de La Réunion. Affamés qu’ils étaient, ils furent contraints d’utiliser des astuces pour apprécier ma saveur légèrement amertume.

Vous aussi, après cependant un délais- sement par plusieurs générations, vous revenez vers moi, car, vous avez com- pris, contrairement aux singes qui n’avaient pas anticipé sur la privation de leurs aliments, que depuis 2009 et à cause aussi de cette pandémie covid-19 qui vous place dans l’incertitude ali- mentaire, il faudra prévenir : «Po a kochon sé manman lasité», précaution est mère de sûreté, proclamez-vous à vos enfants. Et oui, vous avez raison, et pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je vous explique comment me reconnaître dans les rares jardins de vos compatriotes, sans même leur poser la question puisque vous comprendrez très rapidement que je suis une variété d’igname dont la plante-mère produit ses tubercules hors du sol. Vous n’avez pas tout-à-fait tort, mais sachez que, je suis, «adò» et non igname.«OU DIFÒM KON ADÒ»

Vêtu d’une robe grise, «peau de sapo- tille», je n’ai pas de forme pouvant être bien définie car elle est très variable : rond comme la pomme de terre, discoï- dal avec un arrondi sur une face, échan- cré en différents points. Peu m’importe mon corps. Ces caractéristiques ont contribué à me surnommer, selon la région : Kokobourik, grenn a bourik, pour évoquer l’anatomie de cet animal si gentil mais, dit si têtu et qui pourtant n’a jamais cédé sous la charge que vos parents lui faisaient porter dans ses bats et qui, mal arrimés, le blessaient parfois. D’où l’expression adoptée : «où le bât blesse», pour expliquer votre souf- france, à la suite d’un mauvais tour qu’on vous a joué. Vous vous exclamiez aussi avec humour, en étant surpris par la charge portée par ceux marchant sans difficulté, avec un panier en équili- bre sur la tête et une charge dans chaque main, «ou chajé kon bourik» ! Oui, j’ai longtemps entendu aussi cette moquerie pour blesser votre interlocu- teur, non gâté dans sa croissance, vu son anatomie, en lui disant : «ou difòm kon adò». Vous avez dit aussi, avec un certain mépris teinté de fierté que : «Adò, sé manjé a maléré». Avec une ressemblance à se méprendre avec leur pomme de terre que vous n’avez jamais cessé de choyer, d’autres m’ont baptisé «pomme en l’air». Qu’en pensez-vous, vous qui découvrez maintenant toutes ces «savantes» appellations, certaines érotiques, comme vous le constatez ?MA PLACE, RIEN QUE MA PLACE

Quoiqu’il en soit, tout cela n’était point pour moi un obstacle pour retrouver ma place, rien que ma place dans la cui- sine de vos ancêtres. Vos parents avaient raison de vous éduque en ce sens : «on ne perd rien pour attendre» ou encore «pi ta, pi tris». Enfin, vous avez ouvert les yeux.

Ma culture est facile, puisque je m’ac- croche sérieusement à ma plante-mère grimpante qui peut même trouver son support en guise de tuteur, aux bar- reaux de votre véranda, si vous ne dis- posez pas de jardin. J’échappe ainsi au poison chlordécone qui a permis de vous empoisonner malheureusement a insi que votre terre avec laquelle je ne s uis pas en contact. Ma mère-tige, q uand ses feuilles sont desséchées, m e laisse tomber car, je suis à bonne m aturité pour être consommé. Mais, si vous souhaitez que je recommence le cycle végétatif, pour que vous ayez encore d’autres mères-plantes, vous pouvez me laissez et m’entretenir comme vous savez si bien le faire pour d’autres plantes.

LA CUISSON EST INDISPENSABLEPOUR ME CONSOMMER

Et me voilà dans votre cuisine. C’est le moment que vous attendiez mais, vous vous demandez comment faire pour me déguster. Vous n’auriez jamais pensé que c’était aussi simple. Exactement les mêmes recettes que pour vos pommes de terre qui ont tra- versé l’Atlantique. Toujours cuit, comme ces dernières d’ailleurs, car, comme votre manioc amer, je suis toxique, si je suis consommé cru. C’est la cuisson qui détruit toutes les toxines. C’est d’ailleurs pourquoi que vous pou- vez consommer vos cassaves et votre farine de manioc amer, sans danger.

Ceci dit étant dit, préparez-moi après m’avoir dévêtu, en salade arrosée d’une bonne vinaigrette et associée éventuel- lement à de la morue ; cuit dévêtu, dans un bon ragoût de cochon, avec ou dans un court bouillon de poisson ; rôti au feu de bois ou de charbon, sans me dévêtir, puis m’éplucher, comme le fai- saient tous les «granmoun», vos bien inspirés parents, surtout pendant leurs activités dans leurs jardins. «Adò roti», c’est l’équivalent de «patat roti». Quel régal ! Et, je vous transmets bien volon- tiers mes protéines.

Alors, à vos ustensiles de cuisine, faites travailler votre imagination, soyez inspi- rés dans vos recettes, faites preuve de créativité : ce sera toujours très bon et vous en parlerez autour de vous.

Pensez cependant à leur dire que de nombreux cousins qui s’appellent aussi «adò» sont des variétés qui sont très toxiques et qu’on ne consomme pas. En Guadeloupe, vos ancêtres le savaient et ne leur ont donné aucune place dans leurs jardins. Alors, ache- tez-moi sans crainte si vous me voyez dans le commerce, chez votre ven- deur de fruits et légumes.