Le crabe sous Covid

À cause du Coronavirus, de nombreux spectacles, festivals et manifestations de masse ont dû être reportés ou annulés. Certains ont choisi malgré tout de se maintenir et donc de s’adapter.

C ela aurait pu être le cas pour la 29ème édition de la Fête du crabe pour laquelle les organisateurs avaient prévu une quasi-transformation de l’événe- ment, revisité et paramétré dans une version numérique avec un sys- tème de vente de «Click & Collect», tout comme des jeux où les partici- pants auraient été appelés à se fil- mer et à poster leurs prestations. Pour judicieux et efficace que soit ce dispositif, il ne correspondait pas, selon les organisateurs, à la philoso- phie de cette manifestation dont l’ambition première est la mise en avant du patrimoine immatériel de notre pays.

La Fête du crabe est en effet le ren- dez-vous que la Guadeloupe a avec elle-même, autour de ce décapode qui pendant la période esclavagiste assurait la survie de milliers de per- sonnes qui ployaient mais résis- taient sous le régime servile. À l’Abolition, il a non seulement conti- nué à assurer l’ordinaire pour les familles, mais sa vente était un complément de revenus pour ceux qui, petits colons partiaires, petits planteurs, travailleurs agricoles, ne pouvaient se contenter du maigre pécule octroyé par l’usine toute- puissante, rivée aux exigences de ses actionnaires, totalement étran- gers pour la plupart du temps à la Guadeloupe.

À cet effet, l’initiative prise sur le territoire de Morne-à-l’Eau s’est multipliée en d’autres endroits, illus- tration d’une prise de conscience par la Guadeloupe de son potentiel. La fête est l’expression immatérielle d’un savoir-faire, d’une quête de s ens, d’un savoir être façonnés par un peuple dans l’expérience collective de l’attachement à son territoire. De ce point de vue, la Guadeloupe n’est pas une région m ais un ensemble de sub-régions ayant chacune son potentiel qu’il conviendrait de fondre dans un b el ensemble cohérent et signi- fiant pour un réel développe- ment endogène.

Il est vrai cependant, qu’une régula- tion s’impose au niveau des pou- voirs publics locaux, lesquels doi- vent pouvoir encourager au cours du week-end de Pâques un vérita- ble rallye des goûts et des saveurs qui conduirait les touristes et les Guadeloupéens à s’immerger tota- lement dans notre culture culinaire et ce qui l’accompagne. La période du Covid doit être mise à profit pour lancer les bases, dès 2022, de cette manifestation de grande ampleur, déjà expérimentée par les organisateurs de la Fête du crabe au cours de l’année 2018.AU-DELÀ DE LA FÊTE, RÉFLÉCHIR À NOTRE DEVENIR

La mise en veille de la Fête doit être l’occasion pour la société guadeloupéenne et sa représen- tation politique de s’interroger sur la nécessité d’aménager autrement notre territoire, pour que les zones de reproduction du crabe, tout comme celles consacrées d’une manière géné- rale à l’agriculture et à l’élevage puissent être conservées et valorisées. Une ombre plane sur nous en effet, celle d’une pression croissante sur les terres agricoles au profit de l"ur- banisation et de la spéculation fon- cière, avec une diminution des dites terres au rythme de 1 000 hectares par an pour une superficie totale restante de 39 000 hectares. Il suffit de parcourir les petites annonces pour se rendre compte de la rapidité avec laquelle se multiplient des agences immobilières, actionnées par les Européens qui entrevoient la Guadeloupe de plus en plus comme un village de vacances, aidés en cela par certains de nos compatriotes qui n’ont pas compris la nécessité, comme disait Manuela Pioche «de ne pas vendre le pays».

À cette cadence, si nous n’y pre- nons garde, notre dépendance ali- mentaire va s’accentuer et nous serons pieds et poings liés face à des «allogènes, autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux- mêmes, qui auront tôt fait d’impo- ser à nos populations la dure loi du c olon» comme le déclarait Aimé Césaire à l’Assemblée nationale française en 1975.

Jarry, la zone de Dothémare aux A bymes, s’agrandissent de façon exponentielle, générant un flux de population qui déserte les com- munes au profit de nouveaux venus qui ont une vision de comptoir de la Guadeloupe, au détriment de son potentiel local.

Si on ajoute à cela le dépérissement annoncé de ce qui reste d’usines, on comprend bien que la Guadeloupe, si elle ne prend pas la bonne direc- tion, si elle ne fait pas les bons choix politiques, risque de voir se multi- plier les occupations improductives de terres, autrefois nourricières, au profit de flibustiers de la défiscalisa- tion qui vont s’abattre, «comme un vol de gerfauts hors du charnier natal», sur notre pays.

Il est donc important qu’il y ait un capitaine à bord, capable d’instiller avec la base, un projet de société qui rendra nécessaire, au stade où nous sommes, l’institution d’une nouvelle collectivité de Guadeloupe dispo- sant de compétences très fortes en matière de foncier pour régler de façon définitive les activités de pro- duction agricole de notre pays et aller vers un équilibre de notre terri- toire au profit de ses enfants, d’abord. En définitive, s’il y a lieu de faire de la fête le miroir d’une société, il conviendrait que ce soit une société réellement émancipée.