LA DÉCROISSANCE DÉMOGRAPHIQUE :Un enjeu politique et social (2 ème partie et fin) RECOLONISATION SOURNOISE ET GÉNOCIDE RAMPANT

En Martinique, par exemple, les dates du 20 au 22 décembre 1959 mar- quent trois jours d’émeutes urbaines violentes. Lors d’une altercation entre un jeune Martiniquais et un Français de l’Hexagone, les forces de l’ordre ouvrirent le feu sur des jeunes issus des quartiers populaires alors qu’ils n’étaient pas armés. Il y eu des dizaines de blessés et 3 morts dont Edmond Éloi, 20 ans, Christian Marajo, 15 ans et Julien Betzi, 19 ans.En Guadeloupe, ce furent des ouvriers du bâtiment, qui se mirent en grèves les 26 et 27 mai 1967. Soutenus par les indépendantistes du Groupe d’organi- sation nationale de la Guadeloupe (Gong), ils réclamèrent des meilleures conditions de travail ainsi qu’une aug- mentation salariale de 2,5%. À cette négociation, la réponse raciste du pré- sident du conseil M. Brizard («lorsque les Nègres auront faim ils reprendront le travail») ainsi que l’indifférence des dirigeants d’entreprises, embrasèrent les esprits et des émeutes populaires éclatèrent.

Soutenues au premier plan par la jeu- nesse (notamment par des actions de contestation dans les lycées) la répression fut sanglante. Jack Nestor fut la première victime des tirs. Jeune étudiant, il s’était imposé comme l’un des leaders du Gong. Bien que le bilan officiel reste flou concernant le n ombre de victimes, des centaines de disparitions et de meurtres furent à déplorer. Certaines sources locales affirment cependant qu’il s’élève au moins à 200 morts.

L es revendications des militant.e.s ultramarins pour de nouvelles réformes structurelles, économiques et sociales furent ainsi étouffées. Des témoi- gnages de menaces d’unemigration f orcée ou d’incarcération en hexagone résonnent au sein des foyers antillais. Celles-ci ciblaient majoritairement les jeunes, qui avaient tenu des propos et/ou mené des actions liés à l’insur- rection indépendantiste. Ces dyna- m iques visant à faciliter les flux migra- toires, fausses lueurs d’espoir pour la population antillaise, furent mises au service d’une politique de leurre. Entre 1963 et 1981, on considère que cettepolitique de déplacement des popula- tions a concerné environ 165 000 per- s onnes. La répartition des départs montre une inégalité de genre, car la politique française ciblait d’avantage les femmes, soit les futures mères, dans une logique de migration de peu- p lement vers la France hexagonale. En parallèle à cela, le service militaire obli- gatoire a orchestré les déplacements des hommes antillais.DE L’IMMIGRATION DE TRAVAIL A L’IMMIGRATION DE PEUPLEMENTL es carences de développement d’une politique économique locale pour conjurer les fragilités sociales, liées à la colonisation, ainsi que l’absence de perspective pour les jeunes des terri- toires ultramarins condamnent à une double peine les ressortissants des Dom-Tom. Au-delà de leur situation au travail qui les empêche d’imaginer une quelconque ascension profes- sionnelle dans l’hexagone, ils ne peu- vent concevoir un retour dans leurs îles natales car les problèmes de chômage y restent très élevés.

Ces taux sont encore aujourd’hui, toujours supérieurs à la moyenne nationale. À cela s’ajoute une fiscalité qui prend ses origines dans le système colonial. En effet des taxes et impôts propres aux départements d’outre mers réduisent le PIB de la population à un pourcentage bien inférieur à la moyenne française. Le coût de la vie en Martinique est 18 à 25% plus éle- vés qu’à Paris, par exemple. Malgré cela, un certain ralentissement des migrations vers l’hexagone s’opère et on compte seulement 2% de migra- tion entre 1990 et 1999. Il faut dire que l’idéal promu par l’État français est rapidement démystifié et dénoncé par les premiers concernés et les scan- dales qui les touchent.

L’un des plus importants demeure l’af- faire dite des «enfants de la Creuse». Entre 1963 et 1982 2 015 mineurs réu- nionnais, orphelins ou non, furent envoyés de force dans les campagnes concernées par l’exode rural. Ils furent majoritairement placés dans des entre- prises agricoles. Pour dénoncer ce sys- tème, de nombreux Antillais désignè- rent cette politique de migration comme une politique de déportation. Lors de la dissolution du Bumidom en 1981, d’autres institutions vont repren- dre la gestion de cette politique migra- toire comme l’ANT (Agence nationale pour l’insertion et la promotion des tra- vailleurs d’outre-mer), créée en 1982 puis LADOM (Agence de l’outre-mer pour la mobilité) à partir de 2006.

Ces politiques migratoires accompa- gnent les évolutions de la société fran- çaise. En effet, aujourd’hui, les popula- tions antillaises se sont installées durablement dans l’Hexagone, l’im- migration de travail étant peu à peu devenue une immigration de peuple- ment. Bien que le gouvernement ne met plus en avant une quelconque poli- tique incitatrice d’émigration vers la France, l’absence de résolution des pro- blèmes sociaux continue de provoquer exils et déracinement, dont les consé- quences psychologiques sont peu prises en compte.

Entre 2017 et 2019 environ 9114 jeunes ont quitté l’île de la Martinique pour l’Hexagone. Concernant les jeu- nes adultes, 40% des citoyens nés aux Antilles sont désormais installés en France hexagonale. Ces chiffres témoi- gnent du manque de structures de pro- ductions et d’emplois disponibles pour la population locale antillaise.

En parallèle à cette politique de migra- tion, un double standard au profit des fonctionnaires nés en Hexagone a été mis en place par les gouvernements. Aimé Césaire dénoncera cela sous l’ap- pellation de «génocide par substitu- tion». Les disparités de traitement entre les fonctionnaires d’outre-mer et des autres départements français reflè- tent le poids de l’histoire antillaise, tein- tée d’oppression coloniale et de ségré- gation raciale, et l’héritage du système esclavagiste, dont les fondements repo- sent sur l’attribution d’avantages en fonction de hiérarchies socio-raciales.

Encore aujourd’hui le racisme fonde, implicitement ou non, les rapports sociaux. Questionner l’accès à un statut social plus élevé, un pouvoir d’achat supérieur et un accès à l’emploi facilité pour les originaires de Métropole, est un cheminement nécessaire pour construire une société antillaise plus équitable. L’impérialisme français, au nom de ses propres intérêts écono- m iques, exerce une domination poli- tique depuis 1635 sur les territoires d’outres mers. L’assujettissement des habitants se poursuit toujours, même après la loi de la départementalisation.

«Le lien de 1635 devint la corde de 1946», note Edouard Glissant pour évoquer cette assimilation. Pour Françoise Vergès il s’agit «d’une nou- velle forme de colonisation avec installa- tion». En effet, cette domination n’évince pas uniquement les locaux, les empêchant d’envisager toute possibi- lité d’émancipation sociale et finan- cière. Elle reproduit également les men- talités coloniales et les imaginaires liés aux missions civilisatrices. Cette ges- tion gouvernementale pilotée par des membres de la haute fonction publique encadre la vie des Antillais, et, dans le cas des métropolitains, entretient un entre soi d’expatriés blancs, réservé aux cadres, sénateurs, gendarmes…, contribuant à reproduire la structure de domination coloniale.

Les dimensions et origines multiples de ce malaise social se doivent d’être pen- sées historiquement. En cela, il est important de dénoncer ce rapport de domination plutôt que de l’inverser. Les groupes indépendantistes antillais le font déjà en employant et donc, en légitimant l’expression «génocide par substitution». Celle-ci ne remet pas en question le droit de circuler de tous les ressortissants français, mais dénonce les privilèges des Français de l’Hexa- gone. Les carences structurelles des Antilles étant intrinsèquement liées à l’exploitation et au passé colonial de ces territoires, la responsabilité de l’État est nécessairement à mettre en cause. En effet, peut-on réellement affirmer que les stratégies mises en place jusqu’à présent aient bénéficié à ces territoires ? Ou servent-elles à poursuivre et à faire fructifier la domi- nation impérialiste française ? Certes, l’intégration socio-économique des Antillais dans les dispositifs institution- nels français se doit d’être spécifique- ment adaptée à leur singularité.

Cependant, cette solution doit donner naissance à un nouveau contrat social, réellement décolonisé, qui exclut toute politique d’assimilation ou d’exploita- tion. Une organisation alternative, plus locale, pourrait en effet recentrer le pouvoir décisionnaire afin d’établir une réelle équité entre les populations fran- çaises d’ici et d’ailleurs.