Traumatisme 1802

Le grand débat, parfois rugueux qui a animé les historiens guadeloupé- ens quant à la dateréelle du réta- blissement de l’esclavage en 1802 a fortement enrichi nos connais- sances et se justifiait amplement.

Il convient tout de même de s’inter- roger sur les traces, possibles, dans notre inconscient collectif des conséquences de la sanglante ré- pression que les trois magistrats, Richepance, Lescallier, Coster annonçaient dès le 14 mai 1802 comme «une exemplaire punition», contre ceux qui continueraient «dans le désordre et la rébellion». 1

Richepance devait, le 26 mai 1802, dans une proclamation bel- liqueuse, confirmer : «Tous ceux qui se rendront coupables des torts que je dénonce ici peuvent s’atten- dre aux punitions les plus exem- plaires. L’armée a été chargée de combattre ; elle l’est donc de vain- cre : ce sera encore à elle à punir ou à pardonner». 2

Une fois sa victoire assurée, et estimant pour lui, arrivée l’heure du châtiment, il prenait un arrêté le 2 juin 1802 dans lequel il préci- sait que tous les rebelles ou tous autres convaincus de vol, ainsi que ceux arrêtés les armes à la main, sans autre inculpation que celle de les avoir portées, seraient condamnés aux galères à perpé- tuité ; il promettait la peine de mort à tous ceux qui avaient été chefs de rébellion ainsi qu’à ceux- là qui auraient provoqué ou exé- cuté l’incendie des habitations…

Les hommes et les femmes qui avaient combattu les troupes de Richepance seront tués une fois faits prisonniers

. Tous les hommes de couleur qui s’étaient rendus dès le 6 mai sans combattre seront déportés. Au total, on peut estimer de 3 à 4 000 le nombre de tués et à 3 000 celui des déportés, nous disent Régent et Bélénus.RÉPRIMER, AFIN DE«DÉGOUTER DES RÉVOLTES ET DES RÉVOLUTIONS»

On tuait, on pourchassait et on exposait aussi les cadavres afin,comme le mentionne Lacour, de«frapper de terreur tout partisan de la révolte», le faire «rentrer sous le joug de l’autorité», nous dit Lacour.«Les rebelles condamnés à mort seront pendus à une potence qui devra être dressée sous la batterie républicaine. Après être resté exposés pendant 24 heures sous ce lieu, leurs cadavres le seront définitivement sur une seconde potence dressée sur le monde Constantin. Ceux qui seront condamnés aux galères seront déte- nus dans l’ancienne prison qui ser- vait de bagne, employés aux travaux publics, et régis d’après la police por- tée par les lois et règlements de la jurisprudence criminelle». 3

Après Matouba et Baimbridge plu- sieurs foyers de résistance subsiste- ront pendant plusieurs mois et notamment celui de Sainte-Anne qui sera sauvagement réprimé ; plu- sieurs milliers de personnes issues de la population noire feront l’objet de massacres de grande ampleur.

C’est sans discontinuer que la potence fonctionnait à Pointe-à- Pitre et à Basse-Terre. Ces tristes et cruelles représailles avaient pour objet de «dégouter des révoltes et des révolutions» selon Lacour.

On institua dans chaque com- mune une troupe de volontaires, chasseurs des bois, qui auront la solde et la subsistance militaire, porteront l’uniforme et seront destinés à faire la chasse aux fugi- tifs, assimilés à des bêtes fauves. Pour chaque tête apportée, une rétribution était accordée.

Un nommé D’Estrelan, violent et passionné chassa avec ses amis, des hommes, qui une fois capturés étaient brûlés vifs sur les places publiques ; On enrôla même sous la contrainte des gens de couleur dans le corps de chasseurs des bois, exé- cutant certains d’entre eux en les accusant d’être complices des fugi- tifs. Il convient de dire que cette répression sauvage menée par Richepance et ceux qui lui succéde- ront était une violence d’État.1802, UNE VIOLENCE D’ETAT…

Nous ne devons pas oublier que cette période de rétablissement de l’esclavage aura été marquée par une répression, brutale, sanguinaire, perpétrée au nom de l’État français par ses troupes liberticides mais aussi par les émigrés qui avaient réintégré la Guadeloupe et qui mar- quaient leur territoire sous forme d’assassinats, d’incendies et de ven- geance de toute nature contre les noirs, nous dit Lara, mais aussi des créoles à l’issue de procès rendus par les tribunaux spéciaux.

Certaines violences n’entrent pas dans les grilles d’analyse et ne sont pas appréhendées comme telles. Limiter les brutalités aux relations interpersonnelles, c’est négliger les violences commises par l’Etat et les i nstitutions. Cette violence d’Etat, est présente dans les textes qui régissent l’esclavage, mais elle se m anifeste aussi en 1802. L’État français a été le garant, le régula- teur du système esclavagiste, car c’est de lui que dépendait l’accu- mulation primaire du capital. C ’est sur lui qu’ont reposé les richesses des grandes villes comme Bordeaux, Nantes etc… C’est le commerce avec les colo- nies qui a permis de rentrer dans la Révolution industrielle. La violence et les souffrances qui l’accompagnaient étaient infligées «au nom d’une loi fran- çaise et par des Français».

C’est au nom de la France que la Convention abolit l’esclavage en 1794, car il convenait d’armer les esclaves pour chasser l’Anglais. C’est au nom de la France que fut rétabli l’esclavage en 1802 et que des milliers d’hommes furent abat- tus et poursuivis dans ce que Napoléon lui-même appela «la guerre de Guadeloupe»où l’on vit les meilleurs de l’armée française s’en prendre à la liberté des nou- veaux libres.…CRÉATRICE D’UN CHOCTRAUMATIQUE

Que peut-il résulter de ce choc trau- matique qui aura vu des milliers d’hommes goûter à la liberté et être remis en esclavage quelques années a près ? Le poids de ce passé non reconnu est générateur de compor- tements faits de fuites, d’exutoires, d e stratégies, comme si l’afro gua- deloupéen, en particulier, était encore sur l’Habitation et non dans l a Cité. Cela se traduit par les phéno- mènes suivants :

- L’auto disqualification due à la perte de l’estime de soi. On entend souvent : «Mwen an ba lé gwo».

- Une légitimation de l’indivi- dualisme

- Une mentalité de revendication- protestation/revanche au nom d’une liberté opprimée et bafouée au cours d’une longue histoire structurellement injuste, marquée par l’excès du mépris, du non-res- pect, de la honte, de la violence.

- Une certaine irresponsabilité - puisque je ne suis rien dans la société, il m’est difficile de deve- nir un citoyen.

- Une envie d’être reconnu par l’au- tre, la mère patrie, réputée ingrate.

- Une difficulté à concevoir ce que représente le bien commun -on pourrait parler de valeurs com- munes- d’un ensemble humain qui regroupe des hommes aux intérêts différents et même divergents.

Et ceci se voit à la désinvolture à l’égard de ce qui relève de la collec- tivité : «a pa biten an mwen, sé ta l éta» ; «ou pé foukan èvè li, sé ta la komin».

- Un rapport particulier à loi, à l’au- torité, fait de méfiance, de duplicité. On s’en sert selon nos préoccupa- tions. On est admiratif devant ceux qui défient la loi : «Débouya pa péché».

- La peur du changement, du lar- gage, admirablement exploitée par les tenants des immobilismes et du statu quo qui font miroiter le spec- tre de la république de Haïti dans l’espace public guadeloupéen.

Évoquant la mémoire de 1802, l’his- torienne Josette Faloppe, dit que celle-ci est présente, dans l’incons- cient collectif des Guadelou-péens, ce qui est le signe de profonds chan- gements dans notre rapport à notre histoire.1. Cité dans : La rébellion de la Guadeloupe, 1801-1802 -Jacques Adélaïde-Merlande, René Bélénus, Frédéric Régent - le gouvernement légal de la Guadeloupe justifie sa politique de répres- sion - Société d"histoire de la Guadeloupe Gourbeyre 2002 - Page 181

2. Cité dans : La rébellion de la Guadeloupe, 1801-1802 -Jacques Adélaïde-Merlande, René Bélénus, Frédéric Régent - le gouvernement légal de la Guadeloupe justifie sa politique de répres- sion - Société d"histoire de la Guadeloupe Gourbeyre 2002 - Page 189

3. Lettre du 2 juin 1802 de Richepance à Gobert - Cité dans Histoire de la Guadeloupe Lacour - Tome troisième - 1798 à 1803 Basse-Terre, 1858