Réflexion de deux auteurs guadeloupéens sur l’autonomie alimentaire
Didier Destouches est universi- taire, poète et essayiste. Il milite dans plusieurs collectifs citoyens et défend des valeurs humanis- tes, régionalistes et écologiques. Cécile Madassamy est fille d’agriculteur, et militante enga- gée pour la valorisation du patri- moine agricole, artisanal et cul- turel de la Guadeloupe. Ils nous présentent l’ouvrage intitulé : «Manifeste pour l’autonomie alimentaire».
Didier Destouches et Cécile Madassamy, qu’est-ce qui vous a poussé à rédiger et publier aux éditions Nèg Mawon ce mani- feste dans cette période et pour- quoi avoir choisi en particulier l"alimen-taire ?Cécile Madassamy : On sait que depuis trop longtemps et de plus en plus, de nombreuses régions sont confrontées à des situations graves où la production locale ne trouve plus de débouchés parce que les marchés locaux sont submergés de produits alimentaires d’exportation de mauvaise qualité, en particulier nutritive.
En Guadeloupe, les paysans et petits agriculteurs sont confrontés à la pénurie foncière et à l’exploita- tion résignée de petits lopins de terre. Nos petits exploitants doi- vent se battre en matière de distri- bution à armes inégales contre la concurrence des grandes multi- nationales agro-alimentaires et l’in- différence des hypermarchés.
Nous avons voulu alerter la popula- tion sur les trop lourdes contraintes pesant sur leur condition de vie et de travail et revaloriser leur rôle essentiel pour notre vie collective, notre santé et notre alimentation
. Cette période de crise sanitaire a accéléré la prise de conscience que l’approvisionnement alimentaire n’était pas éternellement garanti, mais aussi que notre population qui est gravement touchée par les comorbidités et maladies liées à l’alimentation (diabète et cholesté- rol notamment) était plus fragile face aux dégâts infligés par le Covid. Cet ouvrage est donc égale-ment une réponse voulant changer les choses et faire avancer sur une meilleure voie sanitaire le peuple guadeloupéen.Didier Destouches :Me concernant, ce manifeste portant sur la problématique alimentaire s’inscrit également dans la continuité de mes travaux et proposi- tions sur l’idée d’autonomie et ses déclinaisons sociales, politiques et économiques pour la Guadeloupe. Il est publié après un premier volet paru il y a deux ans et consacré à l’autonomie politique et avant un prochain volet qui devrait être consacré à l’autonomie culturelle. Il est important qu’une cohésion du propos et des propositions soient visibles d’emblée par les lecteurs, et cela à travers l’oeuvre dans sa globalité.
Pour autant, il ne s’agit pas toujours que d’un travail personnel, mais au contraire collaboratif et fructueux dans le cas de cette belle contribu- tion de Cécile Madassamy à cette réflexion. Depuis quelques années, la Guadeloupe avance sur ce che- min et se place devant un nouveau choix de société. C’est ainsi que des ateliers de cuisine locale, des espaces coopératifs et associatifs de résilience agricole et alimentaire, des créations de fermes paysannes, des plans stratégiques de protec- tion de la biodiversité ou de la diver- sification agricole, pour une crois- sance verte et bleue établie par la collectivité régionale, des projets d’amélioration de la filière pêche et de l’écotourisme, ont été mis en place petit à petit par nos col- lectivités territoriales et quelques entrepreneurs.
Parallèlement, différentes manifes- tations sont depuis quelques an- nées organisées sur tout le territoire autour du «bien manger» afin de contribuer à une prise de cons- cience du potentiel de nos res- sources alimentaires locales. Notre archipel bénéficie également de pion
niers : techniciens agricoles, entrepreneurs, biologistes, ou culti- vateurs tels que Yvon et Henri Joseph, Hugues Occibrun, Rachel Lollia, Idjah Germain, le docteur Suzy Zozio, et d’autres qui valorisent un mode de vie plus résilient, sain, et la consommation de nos produits guadeloupéens et caribéens.
Des associations et organisations, t elles que Nouvèl Vwa, qui milite pour la mise en place d’une filière fruit-à-pain, ou Iguavie, pour la viande locale, offrent de vraies perspectives de développement é conomique endogène. Enfin, des marchés virtuels oeuvrant pour l’achat puis la livraison de produits g uadeloupéens à domicile, dans un esprit de circuits courts, sont désor- mais disponibles sur internet. Mais ces efforts louables politiques et citoyens doivent être accompagnés d’une véritable prise de conscience politique individuelle de tout un chacun. Pour cela, la connaissance globale des problèmes et des enjeux de l’agriculture guadelou- péenne, mais également de l’ali- mentation durable, doit être diffu- sée et discutée dans tous les foyers.
Vous savez, la question de l"auto- nomie alimentaire est une ques- tion éminemment politique, quelles voies et moyens proposez- vous pour y parvenir ?
C.M :Pour être dans la bonne direction, il conviendrait de rete- nir un seul et unique organisme de distribution et suivis du foncier agricole. Aujourd’hui il y a la Safer, l’Office public du foncier, le Département, la Chambre d’agri- culture, les particuliers avec les terres en indivisions…
La quasi-totalité des agriculteurs qui se tournent vers les métiers secondaires sont ceux qui bénéfi- cient de parcelle agricole trop petite et donc ne pourrons pas vivre décemment de l’agriculture. Ainsi, le choix de la raison l’em- porte sur le coeur…
D.D :Il faudrait aussi commencer par restructurer le foncier agricole et limiter «l’hyper bétonisation» qui est un fléau galopant trop ignoré par nos élus, mais également :
- Renforcer et valoriser les filières de formation agricoles.
- Sortir progressivement de l’agri- culture intensive et de la mono- culture canne/banane.
- Mettre en place des zones de commerce de proximité : plus de marchés, circuits courts, des associations paysannes, des coo- pératives citoyennes de culture et d’agro-transformation.
- Créer un comité de l’innovation et de la valorisation agro-alimentaire.
- Introduire l’économie numé- rique, l’économie symbiotique et la formation en permaculture au coeur des petites et moyennes ex- ploitations agricoles.
- Rééquilibrer la culture de type maraichère et s’attaquer au gros défi de la production et surtout de la distribution de la viande locale et aquacole.
- Changer les règles, changer cer- taines pratiques, introduire de nou- velles méthodes.
Avez-vous pris en compte que l"enfant a une gamme étendue de saveurs dès le 6 ème mois qui n"est pas forcément liée à notre produc- tion locale, comment pourra t-on y remédier ?
D.D :C’est une cause majeure ! Il faut soutenir financièrement les start-up et entreprises qui propo- sent déjà des produits alimentaires destinés au plus jeunes, taxer beau- coup plus les importations de sucre- ries et friandises, et encourager les mises en place d’espace éducatifs consacrés aux aliments du pays Guadeloupe et au goût. Plus globa- lement, nous disons dans notre ouvrage que c’est une responsabi- lité éminemment familiale et collec- tive. Il faut agir en conséquence car il y va de la santé de nos conci- toyens et surtout de nos enfants.
La Guadeloupe, est-elle en capacité d"assurer l"autono-mie alimentaire que vous appelez de vos voeux, (en tenant compte de la diversité des produits) ?
D.D et C.M :L’autonomie alimen- taire n’est pas un repli sur soi qui est aussi impossible que réducteur pour un peuple dont la destinée est d’in- carner l’ouverture aux autres. Il est normal de se nourrir avec un peu de tout. Cette autonomie est un prin- cipe qui prône en fait un meilleur équilibre visant à rendre majoritaire dans nos assiettes et nos semaines les produits de notre agriculture et de notre pêche. Elle n’est qu’une première étape avant toute souve- raineté alimentaire.
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Cette précison faite, nous répon- dons oui, pour ce qui est de la capa- cité d"assurer l"autonomie alimen- taire. La richesse et la variété des sols et de la biodiversité, l’histoire de l’archipel, le savoir faire agricole l’at- teste largement. En re-vanche un imposant travail est nécessaire en matière d’organisation collective, de comportements individuels de consommateurs, d’innovation, et enfin d’appropriation politique et culturelle de la problématique de l’agro-alimentation en Guadeloupe.