Une pandémie qui ravage le corps social
La pandémie ne ravage pas que les corps biologiques. Elle crée des dégâts incommensura- bles dans le corps social, affec- tant les relations familiales, amicales, professionnelles, en créant des fractures sociétales sans précédent. Pourquoi ?
P lusieurs explications peuvent être abordées et la littérature à ce sujet devient de plus en plus abondante, mais il convient de se demander tout de même si la peur, cette émotion primaire qui nous permet de survivre, d’échap- per au danger ne constitue pas l’un des déterminants de cet état de choses que nous devrions surmon- ter en nous projetant :- Une peur qui fait des ravages
On a du mal à expliquer, les rup- tures entre amis, frères et soeurs, collègues, voisins, connaissances de toujours avec des postures qui confinent parfois à l’agression, mar- qués par des posts violents échan- gés à propos de position pour ou contre la vaccination. Des mots extrêmement durs utilisés pour qualifier la position des uns et des autres : «Je ne savais pas que tu étais un vendu…» ; «Le monde est rempli d’ignorants, mais je viens de faire connaissance avec leur roi»; «Tu fais partie du cercle des gros qui écrasent les petits que nous sommes» ; «Il y a des gens pour lesquels il faudrait rétablir la peine de mort»…
Certains ne se parlent plus, ont blo- qué les numéros des autres. Vis-à- vis des mesures prises, les compor- tements conformistes s’opposant aux réactions contestataires, ont créé au sein d’un même foyer des attitudes conflictuelles provoquant ainsi des ruptures, des décohabita- tions, voire de la violence dans cer- tains cas. Il n’y a jusqu’à l’intimité familiale qui n’ait été impactée : «Ne me touche pas, je ne sais pas d’où tu viens, car tu ne respectes pas les gestes barrières et les mesures de confinement».
C’est au cours de la pandémie que reviennent les blessures de l’en- fance et, devant ce sentiment d’iné- luctabilité de mort en suspens, des interrogations profondes surgissent et c’est alors que l’on va question- ner les parents, les amis, les col- lègues à propos de divergences héritées du passé et qui révèlent la fragilité des rapports du moment. Une activité numérique intense et individuelle tant chez l’un ou l’autre membre du groupe familial aura aggravé les différences et creusé davantage le fossé entre les êtres.
Le port du masque a aussi créé une nouvelle proxémie, que l’on peut définir comme de nouvelles dis- tances sociales, impactant les rela- tions entre les êtres. C’est évidem- ment une culture planétaire qui se décline chez nous par l’apprentis- sage du recul, l’intégration d’une«cov-attitude», dans un pays de Guadeloupe où la reconnaissance passe par le visage et la généalogie : on est «l’enfant de l’enfant de», «le portrait craché de», «fanmi pa ka pèd», «pi pwè légliz, sé kloché».
C’est aussi un recul de l’identité col- lective car affectant les manières de célébrer, de commémorer, de tra- vailler ensemble, de se distraire, de faire famille, de faire du sport, de marquer le deuil notamment.
De nouvelles relations issues du rapprochement d’idées via le numérique naissent, renforçant le côté toxique du vécu quotidien dans l’en-dedans. Parfois, c’est le mode d’évangélisation des mou- vements religieux, utilisant le téléphone et Internet qui va accroître les tensions à la maison. Les divergences nées des orienta- tions cultuelles différentes s’en trouvent parfois aggravées.
La vie de l’en dedans et de l’en dehors combinés, préservait l’équili- bre des groupes familiaux. Le confi- nement lui, aura rompu cet équili- bre en créant un face-à-face, préju- diciable à une harmonieuse cohé- sion du temps, et des êtres.
C’est aussi la relation entre les générations qui aura été impactée : les jeunes ont aujourd’hui, grâce à leur réseau, des informations - ou considérées comme telles- qui leur permet de faire leur propre opinion d’une question. Leurs cer- titudes sont renforcées par un foi- sonnement de posts, d’images qui génèrent de l’entre soi, cristalli- sant les oppositions au sein de la famille parfois.- Une peur instrumentalisée
Devant la faiblesse de la parole de l’État, qui reconnaissons-le n’a pas le retour d’expérience nécessaire en pareil cas, devant les querelles des scientifiques sur la fiabilité ou non du vaccin, voire sur les mesures de prévention qui sont prises, on com- prend bien que chacun a pu inter- préter à sa manière, et selon ses centres d’intérêt. Une chose est sûre, chacun voit midi à sa porte, la pandémie a révélé les fragilités indi- viduelles qui découlent elle-même d es fragilités de la société. Méfiance, déni, ultra conformisme ne traduisent qu’une chose : la peur. D evant celle-ci, il ne peut y avoir de comportement purement ration- nel. La peur véhicule la rumeur, qui e lle-même alimente la peur, dans un cercle vicieux où chacun veut vivre de ses certitudes et s’auto enrichie du débat numérique.
Mais faut-il tout de même oublier que la peur est souvent actionnée par les gouvernants pour orienter le comportement de la société. Les campagnes menées pour le port de la ceinture de sécurité, celles qui affichent les dégâts de la consommation de drogues, de tabac, d’alcool en sont l’illustra- tion parfaite.
S’agissant de la pandémie, il faut r econnaître que le caractère de la communication qui s’y rattache est extrêmement anxiogène, prêtant le f lanc, par ses incohérences, ses cir- convolutions à des critiques dont l’écho a beaucoup de volume.
Nous savons que toute société est n ormative, ce qui signifie que les manières de penser, d’agir, de res- sentir les choses sont déterminées par l’environnement qui imprime donc les réactions face à tel ou tel autre phénomène. La peur est donc ce mécanisme qui pousse la popula- tion à obéir ou à désobéir aux injonc- tions des autorités. Elle est fabriquée et comme dirait Sophocle, «tout est bruit pour qui a peur !».
Alors nous Guadeloupéens, com- ment gérer ce qui est en train de devenir une pandémie de la peur, s inon en nous rassurant les uns les autres, par la constitution de groupes de paroles et de solida- rité adaptés aux mesures sani- taires pour soutenir ceux d’en- t re nous profondément affec- tés, mais aussi et surtout en nous projetant sur la nécessité d e réfléchir sur la mise en place d’une société avec un système de santé réformée, investie du pou- voir de mettre en place des poli- tiques de prévention déconcen- trée, contrairement à l’hospitalo- centrisme qui prévaut ici ?
Si l’on admet que la peur peut- être positivée, il convient donc d’être avant tout optimistes et trouver la motivation pour conti- nuer à agir et construire notre pays en nous appuyant sur les enseignements de la pandémie.