Jean Lavalasse : «Les États-Unis ont toujours eu un intérêt sinistre et macabre pour Haïti»

Jean Lavalasse, un Haïtien qui vit en Belgique, répond aux questions de Frans de Maegd et Grégoire Lalieu.

Pourquoi ce pays des Caraïbes est-il si durement touché ? Comment la misère persiste, malgré l’aide internationale ? Qu’est-ce qui explique les tensions politiques et les manifestations ?Jean Lavalasse : Avant d’arriver au pouvoir, Jovenel Moïse a promis le «changement» - l’éternelle histoire ! Il a promis de se soucier du sort des millions d’agri- culteurs pauvres et a affirmé vou- loir investir en priorité dans l’agri- culture. En réalité, après son élec- tion, il n’avait d’yeux que pour les grands propriétaires terriens de la campagne.

De plus, le noyau dur qui contrôle le régime en Haïti n’a évidemment pas permis de «changement». Ce «Core Group» est composé des États-Unis, de l’Allemagne, du Canada, de la France, de l’Espagne, de l’administration de l’UE et du Brésil. Ils contrôlent et déterminent à peu près tout ce que fait le régime par le biais de leurs ambassades.

L’impérialisme a également per- mis au Président Moïse de jouer «un rôle international» avec par exemple des rencontres avec Trump ou une visite en Turquie. Il s’agissait de tentatives visant à donner au régime haïtien une certaine crédibilité et un certain prestige international.

Le Président Moïse a été utilisé par les États-Unis dans leur lutte contre le gouvernement progres- siste du Venezuela. Le gouverne- ment haïtien a soutenu toute ten- tative de «changement de régime au Venezuela». Les principales forces anti-impérialistes d’Amé- rique latine et des Caraïbes l’ont constaté et ont critiqué le prési- dent Jovenel Moïse et sa clique.

L’étoile du Président Jovenel Moïse a donc décliné rapidement, tant en Haïti -y compris parmi la classe dirigeante et ses serviteurs- qu’à l’étranger. Les manifestations et les p rotestations contre le régime cor- rompu se sont multipliées. Le Président n’a pas eu d’autre choix q ue d’organiser des élections. Il voulait en même temps tenir un référendum pour changer la C onstitution en sa faveur. Les élec- tions ont dû être reportées d’un an et tous ces plans ont provoqué encore plus de protestations. Techniquement, depuis le 7 février 2021, Jovenel Moïse n’était plus Président d’Haïti.

Pendant ce temps, les tensions augmentaient au sein de son parti, le Parti Haïtien Tet Kale, (PHTK) notamment avec la cli-que du pré- cédent président Martelli. L’impé- rialisme avait un problème. Un nouveau «changement» était imminent. Eliminer Jovenel Moïse avec l’aide des Colombiens, les brutes «silencieuses» de l’applica- tion de la loi en Haïti, était la meil- leure et la plus rapide des solu- tions. Un coup d’État et un Moïse en exil auraient pu causer encore quelques problèmes.

Il y a de fortes ingérences des États-Unis dans la politique en Haïti. Pourquoi Washington s’intéresse-t- il tant à ce petit pays pauvre ?

Les États-Unis ont toujours eu un intérêt sinistre et macabre pour Haïti. Pourtant, la classe dirigeante raciste des États-Unis déteste Haïti en raison de son rôle important dans le passé. C’était le premier État noir libre au monde. Elle avait aboli l’esclavage, qui allait perdurer aux États-Unis pendant plus de 60 ans. Nousavons chassé Baby Doc Duvalier, après des années de ter- reur effroyable et nous avons sou- tenu la «Révolution bolivarienne». Les États-Unis ont dû jouer des pieds et des mains pour évincer Aristide, qui était soutenu par toutes les forces progressistes d’Amérique du Sud et des Ca- raïbes et qui invoquait la «théolo- gie de la libération».

La classe dirigeante US déteste donc Haïti, mais elle a besoin de la main-d’oeuvre bon marché d’Haïti. Les États-Unis tentent de faire en sorte que 60.000 Haïtiens légali- sent leur présence sur leur terri- toire. Biden avait promis de le faire lorsqu’il prendrait ses fonctions, ce qui lui a valu de nombreux votes. Aujourd’hui, il parle de «légalisation dans les deux ans». Les États-Unis souhaitent que les migrants restent dans le pays autant que possible «de manière clandestine et illégale». Il est ainsi plus facile d’exploiter ces per- sonnes qui travaillent dur et paient des impôts tout en les menaçant d ’expulsion.

Néanmoins, l’intérêt des États-Unis p our Haïti est avant tout géostraté- gique. Depuis Haïti, les États-Unis tentent de saper le développement p ositif des Caraïbes, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. L’histoire nous l’enseigne encore aujourd’hui. Cet intérêt s’est accru surtout après que Cuba a expulsé les États-Unis et a commencé à jouer un rôle majeur dans la lutte pour la libération des peuples. Les peuples de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua se soutiennent mutuellement. En Haïti, les méde- cins et infirmières cubains sont à peu près la seule force qui aide réellement le peuple indépendam- ment de l’impérialisme. C’est ce qu’ils font maintenant après le tremblement de terre actuel et ils continueront à le faire.

Bien sûr, la situation est doulou- reuse et complexe, mais globale- ment, au-delà des évidences, on doit conclure que l’impérialisme est en déclin dans toute la région et bien au-delà.

Entre la pauvreté, la violence et lescatastrophes naturelles, Haïti sem- ble maudite. Y a-t-il un espoir mal- gré tout pour le peuple haïtien ?

Le soutien le plus important que nous pouvons apporter en Belgique est de dénoncer la politique des États-Unis et de leurs régimes en Haïti. Nous pouvons le faire, car il existe une grande tradition de sou- tien à Haïti en Belgique.

Nous bénéficions d’un soutien particulièrement fort de la part du mouvement anti-impérialiste ARLAC. C’est un mouvement poli- t ique et culturel de solidarité des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes avec le peuple belge. Nous s ommes d’ailleurs avec plusieurs personnes de la diaspora haïtienne en Belgique actifs dans Arlac.

Mais le plus important est la lutte en Haïti même, le reste viendra «natu- rellement». Le mouvement évolu- tionniste en Haïti vise l’indépen- dance complète du pays, la destruc- tion du mouvement corrompu et pro-impérialiste et l’établissement d’un régime pour la démocratie et la justice sociale.

Ce faisant, nous travaillons au sein de la population en recrutant et en formant des cadres. Nous appre- nons aux paysans à compter sur leurs propres forces : l’approvision- nement en nourriture passe avant tout. Nous formons des coopéra- tives. Des ONG étrangères ont tenté de nous soutenir. Nous refu- sons résolument cette aide. Parce qu’une fois que vous dépendez d’eux financièrement, matérielle- ment et logistiquement, vous êtes perdu. Vous dépendez d’eux et der- rière eux se cache l’impérialisme.

Trop de camarades ont été persé- cutés, torturés et tués dans le passé. Nous sommes partout et nulle part. La masse est notre foyer. C’est un combat difficile et ardu. Mais tant que nous resterons fidèles à notre orientation et que nous ne nous lais- serons pas séduire par l"aide», l’op- portunisme et la corruption, nous avancerons. Les développements dans le monde nous y aident.Source : Investig’Action