Comment l’Etat a contribuéà transformer les Antilles en dynamiteUn regard sur les finances des communes Dom à la lumière de la révolte antillaise (2 ème partie)

Mireille Pierre-Louis, ingénieure agronome de formation, spécia- lisée en économie de développe- ment a travaillé au Tchad et à Madagascar. De retour en Guyane d’où elle est originaire, elle a travaillé sur les fonds euro- péens et a été chef de la Cellule Europe de Guyane à la fin des années 90. Depuis une dizaine d’année elle se consacre surtout aux finances locales des collecti- vités des Dom, car, elle s’est ren- due compte que c’était le fac- teur limitant du «développe- ment» des Dom.

LES EFFETS IRRÉMÉDIABLESDE LA BAISSE DES DOTATIONS DES COMMUNES

La baisse des dotations, au titre de la Contribution au redressement des finances publiques, à partir de 2014, avait littéralement «mis le feu aux poudres» dans les quatre Dom en affaiblissant, de manière brutale, les ressources des com- munes ultramarines, garantes d"une cohésion sociale, déjà mise à mal par le chômage de masse.

Ainsi, les communes ultramarines ont perdu de manière cumulée, depuis 2014, plus de 400 M€ de dotations. Un déficit qui ne cesse de se creuser vu que chaque année l"Etat opère un prélève- ment de 112 millions d"euros sur leurs budgets (compensés seule- ment à hauteur de 40% par la péréquation nationale 5 ).

La baisse des dotations des com- munes antillaises, qui étaient déjà fragilisées par l"essouflement de l"octroi de mer et marginalisées par une péréquation entre pauvres ins- taurée par l"Etat (cf. FPIC), a ruiné leur capacité d"intervention auprès des populations et a généré des délais de paiement insupportables pour les entreprises, celles-ci allant même jusqu"à évoquer devant l"Institut Général de l"Adminis- tration l"option d"une révoca- tion des maires (!)

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A contrario, les communes défa- vorisées de l"Hexagone (17 mil- lions d"habitants) ont été, selon la volonté du législateur, épargnées des effets irrémédiables et prévi- sibles de la baisse des dotations grâce à une augmentation consi- dérable de leurs dotations de péréquation (1 milliard d"euros) pour compenser leurs pertes à plus de 100%.UN MEA CULPA DE L"ETAT...SANS VÉRITABLE REMISE À NIVEAU DES DOTATIONS DE PÉRÉQUATION

En 2017, la Cour des comptes avait fini par relever la contradiction entre l"objectif de «solidarité natio- nale» affiché à l"égard des com- munes ultramarines et le fait que celles-ci recevaient moins de dota- tions de péréquation que leurs homologues de l"Hexagone. Suite à cette mise en garde, l"Etat, en 2020, n"a procédé qu"à un rattra- page de 55 M€ de la péréquation nationale, contre une promesse, déjà a minima, du Président de la République de 85 M€ (le retard des dotations des Dom étant éva- lué jusqu"à près de 200 M€ qui se retrouvent chaque année dans l"enveloppe hexagonale) 6 .

De surcroît, ce rattrapage a été échelonné sur cinq ans, soit 10 M€ par an, afin de ne pas gêner la crois- sance des dotations de péréquation des communes défavorisées de l"Hexagone (+173 M€ par an...).

En définitive, la priorité de l"Etat semble de préserver les res- sources des communes défavo- risées de l"Hexagone quoi qu"il en coûte aux Dom.L"ÉTAU SE RESSERRE AUTOUR DES COMMUNES ANTILLAISESPar ailleurs, ce rattrapage (opéré sur la DACOM) a été ciblé sur les Dom les plus pauvres. «Riches» parmi les pauvres, les communes antillaises se retrouvent dans une impasse budgétaire totale, sans perspective de res- sources nouvelles.

AJUSTEMENTS STRUCTURELS/CHAOS : UN REMÈDE ÉTENDU AUX DOM ?L"Etat, en reconnaissant que la péréquation nationale à l"égard des Dom était défaillante, reconnaît implicitement sa responsabilité dans le déficit cumulé de 400 mil- lions d"euros des communes d"ou- tremer résultant de la baisse des dotations. Mais face à la dégrada- tion extrême de leurs budgets, par- ticulièrement aux Antilles, il ne pointe qu"une défaillance de la « gestion locale». Et de ce fait, il ne leur propose comme solution qu"un contrôle renforcé de leur budget et s urtout un accompagnement de gestion par l"AFD.

L a «mauvaise gestion» vise essen- tiellement les charges de personnel des Dom. Mais en dehors de la prime de vie chère 7 , ces charges sont égales à la moyenne hexago- n ale. Les communes de la banlieue parisienne supportent des charges de personnel aussi élevées que les D om (prime de vie chère comprise) mais grâce à la péréquation verti- cale et horizontale à l"échelle des communes de l"Ile de France mise en place par l"Etat (en jaune) et a ccélérée après les violences urbaines de 2005, elles disposent de recettes supérieures aux Dom et peuvent investir plus que la moyenne nationale. Ainsi, aux communes défavorisées de l"Hexagone, l"Etat garantit des ressources suffisantes pour assurer leurs fonctions sociales et écono- miques, et aux Dom, via le recours à l"AFD, il applique les remèdes des pays du Sud, à savoir des «experts» pour pallier la «faiblesse» de l"ingé- nierie «locale» et, si elles sont solva- bles, des prêts en échange «d"ajus- tements structurels» : • réduction des effectifs, • vente du patrimoine communal,

• baisse des subventions aux asso- ciations,

• augmentation du prix des services publics, • augmentation des impôts, • fermeture d"écoles ...

Toutes choses qui ne peuvent qu"aggraver la frustration des populations, l"exode de la jeu- nesse et favoriser la montée de la violence. (Le terme «violence» semble plus approprié que «délin- quance» qui absout la violence institutionnelle et laisse accroire que les «délinquants» sont seuls responsables de leurs faits).

A cet égard, les Dom ont-ils donc été voués par l"Etat à subir une trajectoire funeste où le chaos et l"exode massif des populations seraient la conséquence du retrait des ressources publiques ? (Ou n"est-ce pas peut-être l"occasion d"interroger les formes de déve- loppement jusqu"alors établie- imposées ? : hyperconsommation, tourisme...).

Les Antilles se trouvent à une étape charnière, et il est possible d"envisa- ger des flambées de plus en plus fré- quentes, et de plus en plus violentes, vu que des politiques publiques contribuent à transformer ces îles en une véritable poudrière. Les derniers barrages en Martinique devraient résonner comme un avertissement. Tout comme, à sa manière, le carnaval de 2021 tra- duisait davantage une résistance qu"un goût immodéré pour la fête (sauf à considérer la fête comme une manière de Résistance).

Les Guyanais, en descendant dans la rue ont réussi, en 2017, à inver- ser cette spirale mortifère en met- tant l"Etat face à ses responsabili- tés. Aussi, la question des finances locales a t-elle été posée de manière centrale par les élus guya- nais, car la plupart des mesures économiques et sociales en faveur du territoire passent par le budget des collectivités.Les Guyanais ont obtenu aussi bien des recettes de fonctionnement ( 100€/Hab pour les communes 8 . ..) qui sont primordiales pour retrou- ver des marges de manoeuvre que d es recettes d"investissements (plus d"un milliard d"euros).Il en a été de même pour Mayotte un an p lus tard. Et un an plus tard, à la Réunion, l"Etat a repris la compé- tence du Rsa en récupérant au passage une grande part des recettes fiscales du département qui lui permettaient de financer le reste à charge du Rsa (150 mil- lions d"euros).

Qu"en sera-t-il pour les Antilles en 2021, si tant est... que le retour au calme par la force ne soit pas perçu par l"Etat comme une vic- toire sur la population ?

Quoi qu"il en soit, le renforcement des marges de manoeuvre des communes antillaises apparaît comme un passage obligé pour enrayer un déclin global. La péré- quation demeure un des leviers à activer pour répondre au besoin de financement des communes ultramarines, comme cela a été fait pour les communes défavori- sées de l"Hexagone, mais l"Etat peut aussi, de plus, utiliser ses fonds propres à l"égard des com- munes antillaises, comme il l"a fait pour la Guyane et Mayotte.A suivre… 5.En 2017 ( La baisse des dotations a été échelonnée sur 3 ans entre 2014 et 2017).

6. Pour la péréquation verticale (DACOM), si le droit commun était appliqué aux DOM, ils gagneraient glo- balement +165 M€ selon le rapport Caze- neuve/Patient de 2019. S"agissant de la péréquation horizontale (FPIC DOM) si l"on appliquait aux Dom le droit commun, tous les EPCI seraient gagnants pour un montant de + 30 M€ au total.

7. L"Etat et les Chambres régionales des Comptes sont confrontés aux mêmes surcoûts que les communes pour leur fonctionnement (dont la prime de vie chère et les autres surcouts liés à l"éloignement et l"isolement), mais ils ne sont pas astreints aux mesures d"économie qu"ils imposent aux communes. A moins que, juste- ment, l"enjeu ne soit d"acculer les maires d"outremer à renoncer à la prime de vie chère afin d"ouvrir la voie à la suppression de celle de l"Etat qui lui rapporterait 1 Md€ d"économies. A cet égard, la Commission natio- nale consultative des droits de l"Homme en 2017 avait invité l"Etat "à faire preuve de réserve et de précaution concernant la possible suppression de la sur-rémunéra- tion des fonctionnaires Outre-mer. En effet, 70 000 agents territoriaux bénéficient de cette prime, il s’agit en majorité de personnels de catégorie C, avec des bas salaires qui profitent à des familles élargies". Ils consti- tuaient, de fait, la base la plus mobilisée pendant la révolte contre la vie chère et pour l"augmentation des salaires de 200 euros par mois, en 2009. La prime de vie chère est souvent présentée comme "plombant" le budget des collectivités, dans la mesure où elles en assument seules le coût. Pour autant, les agents des collectivités perçoivent souvent un salaire de base très bas, que la prime rehausse sans subir de cotisations sociales, notamment pour les retraites. De sorte que dès le départ à la retraite, la plupart des agents tombe directement sous le seuil de pauvreté.

8. Apportés par l"Etat pour compenser la rétrocession de l"octroi de mer départemental aux communes guyanaises. Cependant les fortes dépenses de fonctionnement liées à l"afflux de clandestins ne sont toujours pas compensées.