Communisme et anticolonialisme (1 ère partie)

En faisant la part des fluctua- tions stratégiques, des erreurs tactiques et des errements indi- viduels, on peut néanmoins dresser ce constat : le commu- nisme est le seul mouvement politique du XX ème siècle à s"être jeté massivement dans la lutte contre le colonialisme.

L orsqu"il proclame pour la pre- mière fois le droit des nations à disposer d"elles-mêmes, en 1914, Lénine met le feu aux pou- dres du système colonial. L"onde de choc du bolchevisme ébranle les fondements de la domination euro- péenne. Évincée du théâtre occi- dental, la dynamique révolution- naire va rebondir sous des latitudes plus favorables. Après le coup d"en- voi de Petrograd en 1917, l"offen- sive principale du prolétariat devait se dérouler à l"Ouest.

Puisque l"agonie des révolutions allemande et hongroise en a dissipé le mirage, elle aura lieu au Sud : «On continue à considérer le mouvement dans les pays coloniaux, remarque Lénine, comme un mouvement national insignifiant et parfaitement pacifique. Il n"en est rien. Dès le début du XX ème siècle, de profonds changements se sont produits, des centaines de millions d"hommes, en fait l"immense majorité de la popula- tion du globe, agissent à présent comme des facteurs révolutionnaires actifs et indépendants. Il est bien évi- dent que lors des batailles décisives imminentes de la révolution mon- diale, le mouvement de la majorité de la population terrestre, orienté au départ vers la libération nationale, se tournera contre le capitalisme et l"impérialisme, et jouera peut-être un rôle révolutionnaire beaucoup plus important que nous ne le pensions».L’APPEL À LA RÉVOLTEDES PEUPLES COLONISÉS

Joignant les actes aux paroles, l"Internationale communiste fondée en mars 1919 a immédiatement lancé l"appel à la révolte des peuples colonisés. Dès septembre 1920, son comité exécutif réunit à Bakou le«Congrès des peuples de l"Orient». Des centaines de délégués turcs, persans, géorgiens, arméniens, indiens et chinois participent à cette rencontre sans précédent. Repré- sentant l"exécutif du Komintern, Zinoviev y définit la doctrine du mouvement communiste interna- tional : «Nous disons qu"il n"y a pas seulement au monde des hommes de race blanche. Outre les Européens, des centaines de millions d"hommes d"autres races peuplent l"Asie et l"Afrique. Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convain- cus que nous ne pourrons abolir défi- nitivement l"exploitation de l"homme par l"homme, que si nous allumons l"incendie révolutionnaire, non seule- ment en Europe et en Amérique mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l"humanité qui peuple l"Asie et l"Afrique».

Le combat pour la libération des peuples opprimés, bien sûr, fait par- tie des exigences fixées pour l"adhé- sion à l"Internationale communiste :«Tout parti appartenant à la III ème Internationale a pour devoir de dévoi- ler impitoyablement les proues-ses de ses impérialistes aux colonies, de sou- tenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d"émancipation dans les colonies, d"exiger l"expulsion des colo- nies des impérialistes de la métropole, de nourrir au coeur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des natio- nalités opprimées, et d"entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continuecontre touteoppression des peuples coloniaux». Fondée à Moscou en 1921, l"Université communiste des travail- leurs d"Orient est destinée à former les cadres communistes des mouve- ments de libération. Déployant une activité fébrile, l"Internationale com- muniste fédère des mouvements anticolonialistes et antiracistes qui s"ignoraient jusqu"alors, notamment au sein de la «Ligue contre l"impéria- lisme et pour l"indépendance natio- nale», créée à l"instigation du patriote communiste indien Manabendra Nath Roy. Au Ma-ghreb, le commu- niste Messali Hadj crée l"Etoile Nord- africaine et revendique l"indépen- dance de l"Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Originaire de l"ouest algérien, il participe à la campagne contre la guerre du Rif, dénonce le colonia- lisme français et joue un rôle impor- tant dans l"adoption d"une ligne anti- coloniale par le PCF.

L"Internationale communiste se dote aussi d"un «Bureau nègre», créé à Moscou en 1930, qui appuie la mise en place de réseaux panafrica- nistes. Arrivé en France en 1923, l"ancien tirailleur sénégalais Lamine Senghor milite pour «l"autosuffi- sance de la communauté noire». Il poursuit son action au sein de la«Ligue de défense de la race nègre»soutenue par les communistes et animée par le militant malien Tie- moko Garan Kouyaté. Ancien insti- tuteur, ce dernier défend l"idée d"un État continental africain à caractère socialiste, libéré de la tutelle colo- niale européenne. Il participe aux travaux du Bureau nègre de l"Inte-r nationale communiste et du Comi- té intersyndical des ou-vriers noirs. Résolument anticolonial, le mouve- m ent communiste international se saisit de la question raciale aux Etats- Unis, en 1931. Les militants anti- impérialistes lancent une campagne en faveur de neuf jeunes Afro- A méricains accusés à tort d"avoir violé deux femmes blanches. La révolution chinoise rencontre égale- ment un écho grandissant auprès du mouvement d"émancipation des Noirs. Sa popularité est telle qu"en 1940, à New-York, le chanteur Paul Robe-son termine son récital avec la«Marche des Volon-taires». Avant que ce chant ne devienne l"hymne officiel de la République populaire de Chine, l"artiste afro-américain l"a ainsi immortalisé, comme le rap- porte Nikolo Foé.

LE CATACLYSME DE LA GUERREMONDIALE A SORTIL ES PEUPLES COLONIAUXDE LEUR TORPEUR SÉCULAIRE

P our lecommunisme international l"échec de la révolution européenne ne ruine pas l"espoir d"une conflagra- tion mondiale, mais il en reporte l"échéance et en déplace le théâtre. Si l "intuition du «maillon faible» a fondé la stratégie d"Octobre, c"est la certi- tude du réveil de l"Asie, de l"Afrique et de l"Amérique, à son tour, qui fonde l"espérance d"une révolution univer- selle. Car le cataclysme de la guerre mondiale a sorti les peuples colo- niaux de leur torpeur séculaire. En mettant à nu les rivalités entre puis- sances occidentales, la guerre impé- rialiste a sapé les fondements de leur domination. La guerre ayant fait table rase des valeurs bourgeoises, rien n"arrêtera le mouvement de libération dont la crise mondiale a donné le signal : «La guerre impéria- liste a aidé la révolution : la bourgeoisie a tiré des colonies, des pays arriérés, de l"isolement où ils étaient, des soldats qu"elle a lancés dans cette guerre i mpérialiste. Elle a fait entrer les peu- ples dépendants dans l"histoire du monde». Le legs politique de Lénine à ses épigones orientaux, c"est cette vision prophétique d "une subversion mondiale dont le sort est lié à l"insurrection des peu- ples colonisés : «Les bases d"un mou- vement soviétique sont maintenant jetées dans tout l"Orient, dans toute l"Asie, parmi tous les peuples colo- niaux». Cet héritage, la révolution afro-asiatique du XX ème siècle saura le faire fructifier. Le congrès de Bakou marque ainsi le commencement d"un processus de libération qui connaîtra bien des péripéties mais qui sera irrésistible, et qui trouvera dans la conférence de Ban-doeng réunissant les dirigeants du Tiers Monde, trente-six ans plus tard, son accomplissement politique.A suivre…