L'actualité de Bandoeng : quelles alternatives à l'ordre mondial libéral ?

“Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes pré - tendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir , accommo- dante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souf frances atroces des relégués pour opinions politiques ou, croyances religieuses : exilés dans leur pro- pre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même…” Patrice Lumumba

1. DES RELATIONS INTERNATIONALES INÉQUITABLES ET UN DROIT INTERNA TIONAL FORMALISTE

L'une des caractéristiques du droit international classique est le formalisme dont il est imprégné ; Charles Chaumont, d'ailleurs, précise à ce propos que “l'état de droit internatio - nal est marqué par la primauté des apparences sur les réalités, la détermination des règles sans considération des conditions concrètes de leur apparition et de leur application, ainsi que de la structure des Etats et relations internationales en cause. Il est un mélange de cynisme et d'illu - sionnisme.” Ce droit internatio- nal légalise la violence, la coloni- sation, la domination et la sou- mission des peuples, mais il légalise, aussi, par le biais de l'ordre juridique international sciem - ment élaboré et matérialisé en tant que “doctrine”, le racisme envers les peuples colonisés et l'ordre juridique international de pillage et de vol des richesses naturelles et des biens culturels des peuples

. En résumé, c'est un droit international qui cache, qui camoufle les contradictions et les réalités de la domination des plus forts sur les plus faibles.

La Charte des Nations Unies a tenté de surmonter ces contra- dictions en énonçant notam - ment le principe juridique du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui coexistait avec la consécration du système de tutelle sous le chapitre XII. Elle ne remet cependant pas radica - lement en cause la domination coloniale, le droit des peuples restait un principe juridique sans contenu réel. Cependant, le droit des peuples devient une réalité et une règle juridique lorsqu'il coïncide avec les luttes des peuples contre la domination coloniale se concrétisant dans la possession de la souve- raineté, c'est-à-dire, l'indépendance politique de l'Etat. En effet, les pays du bloc socialiste et les pays du Tiers monde vont lui donner , au fur et à mesure que les luttes des peuples s'élargissent et se renforcent, le contenu révolutionnaire qui lui manquait en 1945, mais aussi un nouveau contenu qui est apparu étroitement lié au droit sur les ressources naturelles et au droit de choisir leur propre système politique, économique, culturel et idéologique, etc.

Mais, à la différence de la situa- tion actuelle, le système de rela - tions internationales était pro- fondément marqué par l'exis- tence de deux modèles : les systèmes capitaliste et socialiste. En ce sens, l'ONU et son droit matériel est l'expression principale de l'état des relations internationa - les façonnant l'ordre juridique international après la deuxième guerre mondiale. Ce droit inter - national, malgré toutes ses limi- tations, constitue déjà une amorce du déclin du droit international classique de nature européo-centrée et chrétienne.

2. L'HEURE DE LA RÉVOLTE ET LA REMISE EN CAUSE DE L'ORDRE JURIDIQUE DE FICTION

Bandoeng est le résultat des évé- nements majeurs qui ont eu des conséquences politico-idéologiques sur la lutte de libération nationale de conquête de l'indépendance. Les peuples, jusque-là ignorés et dépossédés de tout droit, considérés comme assujettis à la métropole, sous l'idée force du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, se rebellent contre le statut quo imposé par la violence de la domination coloniale des Etats européens. L'un des faits les plus marquants fut la lutte du peuple chinois et la révolution de 1949 qui a boule- versé les relations internationales en rejetant fermement le droit international classique et formaliste. L'autre événement est la lutte d'indépendance de l'Inde qui a débouché sur l'expulsion de l'empire colonial anglais. Citons parmi d'autres, la proclamation de l'indépendance du Viet-Nam par Ho Chi Min en 1945 avec pour conséquence directe le début de la fin de la domination coloniale française ; en 1948, l'insurrection contre la domination hollandaise et la conquête de l'indépendance de l'Indonésie... Entre 1947-52, c'est la défaite de la domination coloniale directe ou par voie de “mandat” des Britanniques au Moyen-Orient (Egypte, Palestine...). Il s'agit d'une poussée, au niveau mondial, des peuples à la quête de modèles alternatifs qui s'illustre entre autres en 1952, par la révolution bolivienne et en 1954, au Guatemala par la révolution anti-impérialiste....

C'est dans cette conjoncture internationale favorable que la conférence afro-asiatique s'est réunie du 18 au 24 avril 1955 à Bandoeng. L'Indonésien Sukar - no, le Y ougoslave T ito, l'égyptien Gamal Abdel Nasser , le Chinois Zhou Enlai et l'Indien Nehru y revendiquèrent leur appartenan- ce à un Tiers-Monde neutraliste, à égale distance des Etats-Unis et de l'URSS. L'axe de leur action était articulé autour du rassemblement des pays pauvres, de la lutte contre le colonialisme et contre la ségrégation raciale. Ainsi naquit, suite à la crise et à la faillite du système de domination coloniale et grâce à la lutte émancipatrice des peuples d'Afri- que et d'Asie dans le contexte de l'exacerbation de la Guerre froi- de, un nouveau pôle de regroupement, une nouvelle force et surtout, une force politique qui prétendait inaugurer le passage vers une nouvelle organisation de la société internationale.

3. LA DÉCLARA TION DE BANDOENG

La Déclaration adoptée lors de la conférence reflète l'état d'esprit des peuples et l'irruption, tout à fait inattendue, de nouveaux acteurs exclus du partage du pouvoir dans la société internationale de l'après-guerre. En déclarant que le colonialisme et l'exploitation, sous toutes ses formes, est la négation des droits humains et un obstacle pour le développement et la paix, la déclaration constitue un cri de bataille qui légitime et légalise le droit des peuples soumis à l'oc - cupation étrangère à disposer d'eux-mêmes.

Parmi d'autres, la Conférence proclame :

1) le respect des droits humains fondamentaux en conformité avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ;

2) le respect de la souveraineté et de l'intégrité de toutes les Nations ;

3) la reconnaissance de l'égalité de toutes les races et de l'égalité de toutes les Nations, petites et grandes ;

4) la non-intervention et non- ingérence dans les af faires inté - rieures des autres pays ; 5) le respect du droit de chaque Nation de se défendre individuellement ou collectivement conformément à la Charte des Nations Unies ;

6) le refus de recourir à des arrangements de défense collective destinés à servir les intérêts particuliers des grandes puissances quel les qu'elles soient ; refus par une puissance quelle qu'elle soit d'exercer une pression sur d'autres ;

7) l'abstention d'actes ou de menaces d'agression ou de l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un pays.

La crise de Suez en 1956 va accélérer le processus de décomposition de la domination coloniale européenne en général et, en particulier, française et britannique. La première association sur le terrain de ces deux pays causera leur perte puisqu'ils ne pourront pas garder leur posi - tion privilégiée dans les rela - tions internationales. Cette nouvelle configuration permet aussi de jeter les bases de l'apparition d'un Tiers-Monde soucieux de disposer de ses ressources stratégiques (7) ; et ouvre la voie à la conquête de leur indépendance et l'appro - priation de nouveaux espaces institutionnels onusiens, d'où ces pays pouvaient faire entendre leurs voix.

A suivre

N.B. La Conférence de Bandoeng s'est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandoeng en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de vingt-neuf pays africains et asiatiques dont Nasser (Egypte), Nehru (Inde), Sukarno (Indonésie) et Zhou Enlai (Chine). Cette confé- rence marque l'entrée sur la scène internationa- le des pays du Tiers-Monde.