Communisme et anticolonialisme ( 2 ème p artie)
En faisant la part des fluctua- tions stratégiques, des erreurs tactiques et des errements indi- viduels, on peut néanmoins dresser ce constat : le commu- nisme est le seul mouvement politique du XX è me siècle à s"être jeté massivement dans la lutte contre le colonialisme.
Mais aux révolutionnaires des pays colonisés, Lénine lègue beaucoup plus qu"une vision prophétique. Il leur transmet aussi le bénéfice d"une innovation stratégique : l"al- liance ouvrière et paysanne. Balayant les préjugés de la tradition socialiste européenne, elle a fait merveille en octobre. Le soldat pay- san révolutionnaire fut le bras armé du bolchevisme.
Il sera aussi le fourrier de la révolu- tion anticoloniale. L"alliance ouvrière et paysanne est d"une redoutable efficacité révolution- naire en Chine, au Vietnam, à Cuba : les hiérarchies de l"Empire céleste, l"ordre colonial français et la domi- nation nord-américaine n"y résiste- ront pas. L"alliance stratégique des ouvriers et des paysans, chez le fon- dateur du bolchevisme, est une arme à double détente. Elle ne résout pas seulement le problème d"un prolétariat industriel minori- taire en «pays arriéré», mais elle élargit aux dimensions de la planète les perspectives du communisme. Elle dilate les possibilités de la conta- gion révolutionnaire : non plus le champ clos de l"Occident déve- loppé, mais les immensités rurales de l"Orient.
Non plus l"Europe occidentale et les Etats-Unis, cercle restreint des nations avancées, mais l"Asie, l"Afri- que, l"Amérique latine. En mettant en mouvement les innombrables masses paysannes, la stratégie léniniste acquiert une vocation planétaire. Si elle brouille l"itiné- raire classique de la révolution, c"est pour garantir à l"entreprise révolutionnaire un succès qui ne peut être que mondial.
«Il est impossible, déclare Lénine, que 70% des habitants du globe accep- tent de vivre dans les conditions d"as- servissement qu"entend leur imposer le capitalisme avancé». A défaut d"un embrasement européen dont la perspective s"est évanouie, le communisme international va privi- légier, dans la propagation de l"in- cendie révolutionnaire, la combus- tion lente des immensités asia- tiques. Car «de nombreux maté- riaux inflammables se sont accumu- lés dans les colonies et les semi-colo- nies, qui étaient considérées jusqu"ici comme des objets et non comme des sujets de l"histoire. Et «la Russie, l"Inde et la Chine formant l"immense majorité de la population du globe, il ne saurait y avoir une ombre de doute quant à l"issue finale de la lutte à l"échelle mondiale».
Est-ce un hasard si l"orateur men- tionne la Chine ? Deux mois après la fondation de la III ème Internationale, en mai 1919, le pays le plus peuplé de la planète est à son tour ébranlé par un puissant mouvement de contestation dans lequel se fond aussitôt le parti communiste nais- sant. Après avoir essuyé un doulou- reux échec en milieu urbain, ce parti adoptera bientôt une stratégie pay- sanne dans le droit fil des idées de Lénine sur la mobilisation des masses paysannes.
En accomplissant la plus grande révolution agraire de l"histoire, le parti de Mao Zedong s"inspire large- ment de l"expérience bolchevique. Il voit dans la stratégie léniniste le germe d"une révolution qui boule- versera le sort du quart de l’huma- nité. Il ne lui emprunte pas seule- ment sa conception du parti révolu- tionnaire, centralisé et discipliné, mais sa conception de la révolution, ancrée dans la réalité sociale et nationale. Le maoïsme aurait-il vu le jour sans le léninisme ?
C"est le fondateur du bolchevisme qui a proclamé, dans les années d"avant-guerre, la nécessité en Russie d"une «dictature démocra- tique du prolétariat et de la paysan- nerie». C"est lui, encore, qui reprend le programme socialiste-révolution- naire de distribution des terres en octobre 1917, ralliant les paysans pauvres à la révolution socialiste. Lui, enfin, qui signe le «décret sur la terre» le jour même de la prise du pouvoir, et impose dès la fin de la guerre civile une «nouvelle politique économique» (NEP) favorable à la petite propriété paysanne. Ce fai- sant, il n"a pas seulement cherché à préserver l"avenir en ménageant la composante majoritaire de la popu- lation russe.
En appelant à la révolte les masses rurales des pays coloniaux, en inci- tant la nouvelle internationale à y créer des soviets de paysans, il a aussi jeté les bases d"un commu- nisme asiatique dont le sort a voulu qu"il survive à la Russie soviétique. Adossés au droit des peuples à dis- poser d"eux-mêmes, les héritiers de Lénine ont triomphé de leurs enne- mis les plus acharnés : les armées blanches lors de la guerre civile russe, la machine de guerre hitlé- rienne durant la Grande guerre patriotique, les forces nationalistes de Chiang Kaï Check en Chine, les colonialistes français et les envahis- s eurs nord-américains au Vietnam, les troupes du dictateur Batista et la C IA lors de la révolution cubaine. Si Lénine s"est fait des illusions sur la propagation internationale du bol- c hevisme, il a vu juste sur son onde de choc anti-coloniale. Avec le mouvement pour l’émancipation des peuples coloniaux, il a fourni à la révolution russe victime de son iso- lement un exutoire inespéré.LÉNINE, PROPHÈTE DE LA DÉCOLONISATION
Prophète de la décolonisation, Lénine a discerné, dans l"affronte- ment inéluctable entre le Nord et le Sud, le futur théâtre des convul- sions du siècle. Sans doute a-t-il péché par excès d"optimisme en croyant voir, dans la révolte des nations soumises au joug colonial, l"accomplissement ultime de la pro- messe révolutionnaire :«L"impérialisme mondial ne pourra que s"écrouler, dit-il devant les délé- gués de l"lnternationale, quand l"of- fensive révolutionnaire des ouvriers exploités et opprimés au sein de chaque pays fera la jonction avec l"of- fensive révolutionnaire des centaines de millions d"hommes qui, jusqu"à présent, étaient en dehors de l"his- toire et considérés comme des objets». Assurément, cette pers- pective d"une révolution mondiale simultanément victorieuse au Nord et au Sud a subi un cruel démenti. Mais il n"empêche que son pronos- tic d"une révolte généralisée des peuples coloniaux est d"une remar- quable exactitude.
lnspiré par Lénine, l"anticolonialisme de l"lnternationale communiste renoue alors avec le meilleur de la tradition libertaire, quand on lisait sous la plume d"Emile Pouget en 1909 : «Y’a des types qui sont fiers d"être Français. C"est pas moi, nom de Dieu ! Quand je vois les crimes que nous, le populo de France, nous lais- sons commettre par la sale bande de capitalistes et de gouvernants qui nous grugent - eh bien, là franche- ment, ça me coupe tout orgueil ! Au Tonkin par exemple, dans ce bondieu de pays qu"on fume avec les car- casses de nos pauvres troubades, il se passe des atrocités. Chacun sait que les Français sont allés là-bas pour civiliser les Tonkinois : les pauvres types se seraient bougrement bien passés de notre visite ! En réalité, on y est allé histoire de permettre à quelques gros bandits de la finance de barboter des millions, et à Constans de chiper la ceinture du roi Norodom. Ah nom de dieu, il est chouette le système qu"emploient les Français pour civiliser des peuples qui ne nous ont jamais cherché des p oux dans la tête !».
P ROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYSET PEUPLES OPPRIMÉ DU MONDE ENTIER UNISSEZ-VOUS !
Le Manifeste du Parti communiste (1848) et l"Adresse inaugurale de I"Association internationale des tra- vailleurs (1864) avaient adopté comme mot d"ordre : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !». Après le congre`s des peuples de l"Orient réuni à Bakou en 1920, le mouvement communiste interna- tional ajoute aux travailleurs en lutte les «peuples opprimés»et lance un nouveau mot d"ordre : «Prolétaires de tous les pays, et peuples opprimés du monde entier, unissez- vous !». La propagation du séisme révolution- naire d"Octobre va ébranler les fon- dements de la domination occiden- tale. Elle va infliger à l"ordre colonial une secousse dont il ne se remettra pas. «Les races supérieures, disait Jules Ferry en 1885, ont le devoir de civiliser les races inférieures». Mais les peuples colonisés vont secouer le joug et contraindre les puissances européennes à lâcher prise.
Témoins stupéfaits de cette révolu- tion qui s’annonce, les apologistes de la suprématie blanche ne vont pas s"y tromper. Aux Etats-Unis où règne la ségrégation, Lothrop Stoddard accuse le communisme de«stimuler la marée montante des peuples de couleur»en s"alliant avec eux contre la civilisation occidentale. A ses yeux, le bolchevik n"est qu"«un traître, un renégat prêt à vendre la citadelle», il est «I"ennemi mortel de la civilisation et de la race». L"Alle- mand Oswald Spengler dénonce à son tour «la haine enflammée contre l"Europe et l"humanité blanche»qui animerait le bolchevisme. Dans leur hostilité pathologique, ces idéo- logues racistes ont vu juste : le com- munisme international est l"adver- saire le plus résolu d"une domination coloniale dont il a juré la perte. Revanche posthume d"une révolu- tion isolée, l"onde de choc d"Octobre va balayer bien des forteresses qui se croyaient imprenables.
En Chine, Mao Zedong va restaurer la souveraineté chinoise, unifier le pays, amorcer l"industrialisation et vaincre I"analphabétisme. Mais ce n"est pas la seule révolution qui triomphe en Asie. Le Vietnam va également voir son destin boule- versé par I"irruption du commu- nisme. Mao Zedong proclame la République populaire de Chine le 1 er octobre 1 949. Mais le 2 septembre 1 945, à Hanoi, Hô Chi Minh a pro- clamé l"indépendance du Vietnam. Un geste inouï qui va ébranler I "Empire français, l"incitant à déclen- cher une guerre dont il sortira v aincu. Conduite par un commu- niste de la première heure, la jeune République vietnamienne ouvre la v oie. Elle brise le tabou colonial, et les autres mouvements s"engouf- freront dans la brèche. Lorsque l"oc- cupant japonais destitue les autori- tés françaises, le 1 e r mars 1945, la puissance coloniale est discrédité par son humiliante défaite. On voit alors déferler une vague humaine : partout, dans les villes et les villages, flotte le drapeau rouge à l"étoile d"or du Viet Minh, le mouvement natio- nal vietnamien. De son vrai nom Nguyen Ai Quôc, son chef Hô Chi Minh fait partie de la lll è me lnternatio- nale depuis les années vingt. Partisan de la lutte anti-coloniale, il a la conviction que la paysannerie est la force motrice de la révolution dans les pays asiatiques : coihci- dence frappante avec la démarche de Mao qui, en 1927, invite les com- munistes chinois à prendre la tête de la révolution paysanne.
LE PARTI COMMUNISTEINDOCHINOIS MÊLE LIBÉRATION NATIONALE ET RÉVOLUTION SOCIALE
En 1930, Hô Chi Minh fonde un Parti communiste indochinois dont l"agenda mêle libération nationale et révolution sociale : «Partant d"une analyse concrète de la société coloniale et semi-féodale vietna- mienne, le programme politique du parti considérait que la révolution vietnamienne était dans son essence une révolution démocratique bour- geoise, mais dirigée par la classe ouvrière et devant évoluer directe- ment vers la révolution socialiste, brûlant l"étape du développement capitaliste. Elle devait dans une pre- mière étape assumer deux tâches essentielles : 1. Lutter contre l"impé- rialisme français, reconquérir l"indé- pendance nationale. 2. Lutter contre le féodalisme, donner la terre aux paysans».Au même moment, sur le modèle du Guomindang, se forme au Vietnam un parti nationaliste, le Viet-Nam Quoc Dan Dang, ou Parti national du peuple. Ce mouvement gagne rapidement en influence, mais il est brutalement éliminé de la vie politique, en 1930, quand l"insur- rection organisée autour de la ville de Yenbay est réprimée par les auto- rités coloniales. Tirant la lec¸on des événements, Hô Chi Minh attire alors les nationalistes dans une orga- nisation commune, et cette straté- gie du «front uni» est couronnée de succès : la libération nationale sera le préalable à la révolution sociale.A suivre…