LE MANIOC, SES RACINES OU TUBERCULES ET DÉRIVÉSDes produits emblématiques de la Guadeloupe

Parmi les cultures bien enraci- nées dans les traditions alimen- taires de la Guadeloupe jusqu’à une certaine génération, on ne manquerait pas de citer le manioc, amer ou doux ce der- nier étant aussi connu aussi sous l’appellation kamanioc.

N otre objectif n’est pas de faire une présentation bota- nique universitaire de la plante manioc, de la famille des Euphorbiacées. Nous voulons seule- ment expliquer comment ce tuber- cule s’est profondément enraciné dans nos pratiques alimentaires, depuis l’époque ancestrale. Ainsi, cette plante fort vivace et si bien adaptée à notre climat tropical, pourrait incontestablement con- courir, avec tant d’autres, dans une compétition pour le choix de l’em- blème d’une Guadeloupe émanci- pée. Et quelle serait alors notre fierté, nous surtout qui avons été nourris par ce légume sous diffé- rentes formes de transformations farine, cassave brute, ou cassave agrémentée de confiture de coco ! A quoi il faut ajouter la consomma- tion du manioc doux ou manioc amer, au naturel, c’est-à-dire cuit «à l’eau et au gros sel». Attention ! Ce mode de consommationdu manioc amer est très toxique.

En tout cas, à une époque où on parle de plus en plus d’autosuffi- sance alimentaire, où le monde contemporain mesure en direct tous les dangers et les consé- quences des conflits internatio- naux, avec tous les risques d’une troisième guerre mondiale, c’est aussi un aliment tiré de la terre reconnaissante qui doit retrouver sa place au quotidien même dans nos pratiques alimentaires

.UN TRAVAIL LABORIEUXDE TRANSFORMATION, SOUVENT DANS L’ENTRAIDE FAMILIALE ET AMICALE

Certes, nous sommes très loin de l’époque où le traitement du ma- nioc était strictement manuel, et comportait plusieurs phases que l’on peut résumer comme suit :

1) La plantation et la récolte des tubercules ou racines ou légumes.

2) L’épluchage, le lavage, le râpage ou «grageage». Ce «grajé man- nyòk»énergique, torse nu générale- ment, pratiqué surtout par des hommes bien musclés, sur des «planches à clous», des planches hérissées de têtes de clous à ferrer les chevaux, solidement coincées contre la poitrine. Cette activité se déroulait à la tombée de la nuit, pour éviter la trop grande transpira- tion causée par la chaleur de la jour- née. Certaines femmes pouvaient la pratiquer également en maintenant la planche à la naissance des hanches, à cause de contraintes morphologiques. Une activité à la cadence de gaies chansons pour revigorer les «grajeurs», entretenir le plaisir et empêcher de voir passer le temps. Souvent elle se pratiquait en coups de main familial ou amical selon le principe «l’un à l’autre» ou avec des remerciements par une certaine quantité de farine mesurée à la chopine ou au pot. La chopine étant une mesure à liquides de 465 cl, soit environ un demi-litre ; le pot étant l’équivalent de deux chopines, soit environ un litre.

3) La mise sous presse durant toute la nuit, de 23h00 environ à 6h00 du matinpour l’élimination de l’eau. Une presse réalisée par deux longs p oteaux robustes en bois disposés côte à côte, servant de leviers dont l’une des extrémités prennent a ppui à l’intérieur d’un cercle en fer, à une certaine distance d’un point fixe servant de pivot, alors qu’à l’au- t re extrémité des deux poteaux sont déposés de lourdes masses constituées de sac de sable ou de blocs de pierre. Ainsi était mis en pratique le célèbre principe d’Archi- mède, physicien, mathématicien et ingénieur. 287 ans avant Jésus- Christ : «Donnez-moi un levier et un point fixe, je soulèverai le monde».

4) Le tamisage à l’aide de bûchettes grandes et petites ou tamis avec fond en lamelles de bambou tressées, avec des trous de différents calibres, pour sélec- tionner les grains de farine et éli- miner les résidus des tubercules appelés «courelles»

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5) La cuisson dans la platine, gran- de chaudière à fond plat, chauffée au bois, contenant une certaine quantité de farine, remuée réguliè- rement, avec un ustensile entière- ment en bois, ou rabot, constitué d’une plaquette rectangulaire de 25 cm de longueur sur 20 cm de lar- geur environ, emmanchée d’un long bâton. Ce remuage s’effectue par des mouvements linéaires de va-et-vient et non des mouve- ments circulaires lors de l’utilisation d’une cuillère de cuisine pour remuer un liquide. Cette cuisson, très surveillée pour ne pas brûler la farine, permet d’obtenir la farine finie pour la consommation. Un produit très consommé à l’époque avec différents produits, notam- ment : sucre de canne ; sirop de bat- terie ou d’usine ; lait de vache ; huile d’olive ; haricots rouges, pois de bois (pois d’angole), lentilles. etc… Un peu de farine sucrée constituait souvent le goûter des enfants reve- nant de l’école.

6) La préparation des cassaves qui consistait, en un mélange savam- ment dosé de farine et de mous- sache ou amidon, fourré éventuelle- ment d’une confiture de coco râpée(gragée)et non hachée en lamelles mécaniquement, comme cela se fait actuellement pour gagner du temps et économiser l’énergie mus- culaire. En privilégiant le dosage par la moussache par rapport à la farine, on préparait la cassave de mous- sache, plus fondante et onctueuse dans la bouche. Il faut aussi signaler la cassave guillaume, pauvre en ami- don mais riche en protides et cellu- lose, plus consistante à la mastica- tion, et ne renfermant aucun autre i ngrédient. Très bourratif, il peut être conservé très longtemps et constituer lepetit déjeuner des écoliers, avec du café ou du lait de vache vendu à l’époque. Nous t émoignons que sur des chantiers, des travailleurs pouvaient casse- croûter d’un peu de farine sucrée, ou d’un morceau de cassave guil- laume en attendant le déjeuner du midi Cette cassave guillaume est pratiquement rentrée dans l’oubli. C’est dommage !UN SAVOIR-FAIRE QUIA BEAUCOUP ÉVOLUÉ AVEC LA TECHNOLOGIE

Tous ces procédés de traitement du manioc ont beaucoup évolué avec la technologie et sont même inconnus des personnes qui conti- nuent à oeuvrer pour la consom- mation du manioc. Néanmoins, la préparation de la farine et des cas- saves reste artisanale en Guade- loupe où existent encore des ate- l iers appelés Kassaveries ou maniocries dans certaines com- munes de l’archipel.

Dans ces ateliers s’effectue toute l a transformation agroalimentaire des tubercules. Nous tenons à rappeler que le manioc amer est t rès toxique et c’est par la cuisson seulement que la farine perd sa toxicité pour garantir sa consom- mation en toute sécurité. Même l’eau résultant de la presse empoi- sonne les animaux. Il ne faut sur- tout pas associer les deux qualités de manioc dans le même jardin.

Nous rendons un vibrant hommage à toutes ces personnes pour la pérennisation de ce pan de notre Patrimoine qu’elles réhabilitent et font connaître à l’extérieur. C’est dans cet esprit que nous avons ren- contré sur le marché de Montebello à Petit-Bourg, les époux Siméone Cyrille Céleste et Pierrot Cyrille, tous deux de Capesterre Belle-Eau.

M adame Siméone Cyrille Céleste :

Je pratique cette activité depuis 2 010 régulièrement, mais je l’ai tou- jours exercée bien avant, avec ma mère, ce qui m’a donné certains atouts et expériences, notamment pour apprécier le dosage mous- s ache-farine et la température adé- quate pour la cuisson. Pas besoin de thermomètre pour cela ! Pour développer mon activité, j’ai créé une auto-entreprise dénommée «Kassaverie Saveurs».

La consommation du manioc et de ses dérivés avait beaucoup diminué mais, depuis quelques années, cela repart avec l’incitation à la consom- mation locale et le travail dans l’agro-alimentaire réalisé par d’émi- nents scientifiques guadeloupéens, en particulier les docteurs Henri Joseph et Suzie Zozio. Nous avons, au niveau de chacun, un travail d’éducation alimentaire à poursui- vre pour la valorisation, la défense et la protection de notre patrimoine et de notre culture.

Je prépare deux catégories de cas- saves : sucrées et salées. Je viens ici, seulement le vendredi vers 10h30, avec mon époux, les autres jours de la semaine, je travaille à domicile, chez moi à Capesterre Belle-Eau.

Nous avons participé pendant huit ans à la Foire de Paris. C’est d’ail- l eurs nous, qui avons introduit la fabrication en direct de la cassave au coeur de cette grande fête, en implantant notre platine dans cet espace recevant un public interna- t ional. Nous avons laissé la place à des jeunes dont certains de nos neveux. Nous continuons à faire c onnaître et valoriser sur place ce patrimoine alimentaire, en partici- pant aussi à de grandes foires culi- nair

es ou en offrant nos prestations pour certains évènements, tel le mariage car, outre la cassave, nous pouvons préparer d’autres recettes à base de manioc, le gratin de manioc par exemple, les mini- bokits, etc.

Les cassaves que nous préparons sont dimensionnées selon l’usage envisagé : de grandes dimensions pour la consommation courante ou de petites dimensions comme «amuse-gueules» pour les cocktails. Elles peuvent être naturelles ou four- rées avec différents ingrédients : confitures de coco, de goyaves, d’abricots ; chocolat, thon, poulet, morue, jambon, fromage. La cuis- son durant cinq à six minutes et la vente peuvent être faites sur l’es- pace de marché, en présence du client. La chaudière de plus petites dimensions que dans une «kassave- rie», transportée sur le lieu, est chauffée au gaz pour des raisons de commodité. Les cassaves peuvent être aussi livrées sur commande, notamment quand il s’agit de fêtes et cérémonies.Monsieur Pierrot Cyrille :

Ma participation consiste notam- ment, à la récolte, au lavage, à l’épluchage, au râpage au moulin électrique, à la mise sous presse mécanique, à la cuisson de la farine et à la vente sur le terrain, dans un emballage adapté pour faciliter le transport dans de bonnes condi- tions. Parfois, il faut faire appel à des producteurs, soit de manioc amer ou de kamanioc. C’est une activité qui demande beaucoup d’énergie et de temps et qu’il faut aimer comme d’ailleurs n’importe quelle activité qu’on exerce.

Je n’ai pas eu le temps de connaître les pratiques anciennes mais j’en ai entendues parler.Kassaverie Saveurs : 0690 45 31 52simeone.celeste@orange.fr