L’impensé colonial de la France resurgit avec la nomination de Pap Ndiaye

Les attaques virulentes dont ont fait l’objet le nouveau ministre de l’Education nationale, mon- trent le retour d’un racisme bio- logique typique de l’époque coloniale qui s’est banalisé dans le discours politique français au cours des dernières décennies.

L’IMPENSÉ COLONIAL

Plutôt que de pousser des cris d"or- fraie devant la résurgence du racisme, nos républicains vertueux feraient mieux de s"interroger sur l"impensé colonial qui, faute d"être analysé, hante la société française et s"exprime depuis une quinzaine d"années à visage découvert. La liste est longue de ces transgres- sions républicaines. Ce fut la loi de février 2005 évoquant, dans sa pre- mière mouture, les «aspects posi- tifs» de la colonisation; le discours présidentiel de Dakar sur l"homme africain «qui n"est pas entré dans l"histoire»; la création du ministère de l"Immigration, de l"Intégration, de l"Identité nationale…

Ce furent les attaques des catho- liques de l"Institut Civitas qui mani- festaient dans les rues de Paris contre la loi sur le mariage pour tous, aux cris de : «Y a bon Banania, y a pas bon Taubira»; les insultes racistes d"une candidate du Front national qui affirma sur son site internet qu"elle préférait voir la garde des Sceaux «dans un arbre accrochée à des branches plutôt qu"au gouvernement»… Sans oublier cette petite fille de 11 ans accompagnée de ses parents venus manifester contre la même loi, qui cria sur le passage de la garde des Sceaux : «C"est pour qui la banane ? C"est pour la guenon !», joignant le geste à l"insulte.

La parole raciste exclut de «l’espèce humaine» celui ou celle qu’elle ani- malise. C’est un régime de signes qui détermine un certain langage, une forme d’humour qui stigmatise, infantilise, animalise les autres qu’ils soient noirs, roms, étrangers. Ce n’est pas juste une blague de mau- vais goût, c’est un scalpel qui trace une frontière entre humains et esclaves, colons et colonisés, civili- sés et sauvages. Et lorsque l’insulte se met en scène au travers des expositions coloniales et des zoos humains, le racisme devient une performance collective, une céré- monie et un rituel. Sa fonction ? Redéfinir les contours de la commu- nauté nationale.

Jean-Marie Le Pen avait accusé Christiane Taubira d’être «anti- française», reprenant la rhétorique de l’anti-France utilisée par l’ex- trême-droite depuis l’affaire Dreyfus. Quand à Marine Le Pen, elle euphorisa comme à son habi- tude, mais en s’exprimant cette fois en sociologue «Taubira a d’abord été indépendantiste guyanaise, c’est un élément essentiel dans sa construction politique». Mais qui s’interroge sur la «construction politique» de Marine Le Pen, nour- rie au lait de la xénophobie et du ressentiment colonialiste, les deux mamelles de l’ultra-droite française ? Qui se demande dans les médias ce que signifie la reconfiguration du paysage politique opéré par les Le Pen à partir non plus de l’axe droite- gauche, mais de la polarité patriote- mondialiste, apparue à la faveur de l’affaire Dreyfus ?

Les attaques racistes contre Christiane Taubira n"étaient pas for- tuites. Elles étaient tout à la fois un symptôme et un instrument : le symptôme d"un impensé colonial, et l"instrument d"une recomposi- tion du champ politique. De la même manière, les insultes racistes contre Pap Ndiaye sont le symp- tôme d"une fusion dangereuse de trois séries de phénomènes hétéro- gènes que la droite décomplexée et l "extrême droite ont réussi à réas- sembler dans une illusion fatale : l"impensé colonial de la France, la politique néolibérale répressive à l"égard des étrangers, et un pouvoir d élégitimé qui se contente de jouer avec les symboles.U N RACISME BIEN INTÉGRÉ

Marine Le Pen peut tout à loisir bra- conner sur les terres de gauche comme de droite empruntant à la gauche critique de la mondialisation néolibérale et à la droite néolibérale sa dénonciation des immigrés profi- teurs, des Roms sans foi ni loi, des fraudeurs de l’Etat providence.

Loin de combattre ces thèmes, toute la classe politique les a vali- dés depuis les prétendues «bonnes questions» que posait le FN dans les années 1980 sur l’im- migration, jusqu’à la petite musique ressassée ad nauseam, par toute la classe politique sur le thème «Ne laissons pas au Front National le monopole de l’identité, de la nation, de la sécurité, de l’im- migration». Fallait-il donc les par- t ager avec lui ?LA «RACIALISATION DESESPRITS» ET «l’ANIMALISATION DE L’AUTRE» TRAVERSENT D ÉSORMAIS TOUT LE SPECTRE POLITIQUE

I l ne faut pas chercher ailleurs l"ins- piration de tous les discours de Grenoble, de Dakar et d"ailleurs, et leurs effets de légitimation du racisme et de la xénophobie ; il ne s"agit pas seulement d"une dérive populiste ou fasciste, mais d"une construction idéologique permet- tant de reconfigurer la société, en traçant une «frontière» entre les honnêtes contributeurs et les profi- teurs du modèle social français, entre les insiders voués à s"intégrer et les outsiders qui n"ont vocation qu"à rester en marge ou à s"en aller.

Dans son Essai «La condition noire», Pap Ndiaye attirait l’attention sur le retour d’un «racisme biologique, for- tement racialisé, avec des références animalières banales à l’époque colo- niale… qui relèvent d’un registre qui s emblait avoir disparu après la seconde guerre mondiale et la déco- lonisation».

Loin de disparaître de l’incons- cient collectif, la «racialisation des esprits»et «l’animalisation de l’autre», qui sont des passions p olitiques mobilisées par l’ex- trême-droite -comme on a pu le voir pendant la campagne prési- dentielle- traversent désormais tout le spectre politique et sont congruentes avec un effort de redéfinition nationale, de réarme- ment national.

C"est pourquoi il ne suffit pas de s"in- surger contre le racisme, il faut le déconstruire. Lui opposer non pas seulement des «valeurs», des mani- festations et des concerts de SOS racisme comme on l"a fait depuis les années 1980, mais mener un travail patient de déconstruction qui consiste à défaire l"imaginaire colo- nial, son bestiaire, ses imageries, ses plaisanteries, et à rendre conta- gieux un autre état d"esprit.S ource : Christian Nirelep