«Je n’aime pas l’Afrique»

«J’aime ce pays, disait-il, on y trouve nourriture, obéissance, poulets à quatre sous, femmes à cent, et «bien Missié» pour pas plus cher. Le seul problème, ajoutait-il, ce sont les anciens tirailleurs et les métis et les lettrés qui discutent les ordres et veulent se faire élire chefs de village».
Moi, je n’aime pas cette Afrique-là.
L’Afrique des «naya» (1)
L’Afrique des «makou» (2)
L’Afrique des «a bana» (3)
L’Afrique des yesmen et des beni-oui-oui.
L’Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce le réveil de la botte.
L’Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitulation de la dysenterie, de la peste, de la fièvre jaune et des chiques (pour ne pas dire de la chicotte).
L’Afrique de «l’homme du Niger»,
L’Afrique des plaines désolées.
Labourées d’un soleil homicide, l’Afrique des pagnes obscènes et des muscles noués par l’effort du travail forcé.
L’Afrique des négresses servant l’alcool d’oubli sur le plateau de leurs lèvres.
L’Afrique des boys suceurs, des maîtresses de douze ans, des seins au balancement rythmé de papayes trop mûres et de ventres ronds comme une calebasse en saison sèche.
L’Afrique des Paul Morand et des André Demaison.
Je n’aime pas cette Afrique-là.
Dieu, un jour descendu sur la terre, fut désolé de l’attitude des créatures envers la création. Il ordonna le déluge, et germa, de la terre resurgie, une semence nouvelle.
L’arche peupla le monde et lentement, Lentement
L’humanité monta des âges sans lumière aux âges sans repos.
Il avait oublié l’Afrique.
Christ racheta l’homme mauvais et bâtit son Eglise à Rome.
Sa voix fut entendue dans le désert. L’Eglise sur la Société, la Société sur l’Eglise, l’une portant l’autre fondèrent la civilisation où les hommes, dociles à l’antique sagesse, pour apaiser les anciens dieux, pas morts
Immolèrent tous les dix ans quelques millions
de victimes.
Il avait oublié l’Afrique
Mais quand on s’aperçut qu’une race (d’hommes ?)
Devait encore à Dieu son tribut de sang noir, on lui fit un rappel. Elle solda. Et solde encore, et lorsqu’elle demanda sa place au sein de l’oecumène, on lui désigna quelques bancs. Elle s’assit. Et s’endormit.
Jésus étendit les mains sur ces têtes frisées, et les nègres furent sauvés. Pas ici-bas, bien sûr.
Mais le royaume du ciel aux simples étant ouvert, ils y entrèrent en foule, et la Parole rapporte que, pour achever le miracle et laver pour toujours les noirs de l’originel péché, ils sont là-haut transformés en blanc, pour que l’on ne voit pas (sauf dans les films américains) d’anges ni de saints noirs.
Et c’est depuis ce temps que, semblable aux orties, la race nègre encombre les moissons d’âmes.
Et pousse ses surgeons partout où quelque faux
s’apprête à séparer la vie de la terre étrangère.
Partout où des pécheurs doivent être sauvés et
des grâces rendues
Partout où le sang de l’homme doit racheter
les faiblesses de la chair de l’homme
Partout où il faut peiner
Partout bêcher
Partout où la sueur et le sang ont fondé les sept piliers
Là où l’on meurt
Là où l’on tue
Danse, comme un feu follet aux flancs d’un morne vert
Là où il faut que soient pour le rythme du monde des bottes cirées et des ascenseurs proférés comme une prière au ciel.
Et Dieu dit : «C’est bien !» Car pour être une race
de feignants, ça, c’est une race de feignants.
Je leur en foutrai, moi, la paix nazaréenne
Jusqu’à ce qu’ils en crèvent.
Et je leur en mettrai, moi, des croix dans le derrière.
des blanches, des rouges, des bleues et des trois couleurs ensemble pour n’en pas oublier, des en pierre, des en bois, des romaines, des gammées, des lorraines jusqu’à ce qu’ils en voient des étoiles.
Et les ferait monter par des sentiers arides jusqu’à
la porte étroite
Et les laisserait dehors pour qu’ils blanchissent au soleil
Et ceux qui ne seraient pas dignes d’être élus, je m’en vais les commettre au Mahomet».
Et Balthazar
Et Melchior dirent : «C’est bien, que votre volonté
soit faite et non la nôtre pour l’éternité».
Et voici : Mélanie, la vieille bonne, tous les matins que Dieu fait, s’en va, clopinant, porter son petit cierge sur l’autel de ses péchés rédimés, prier pour le salut de l’âme de ses frères inconscients, et que règne la paix sur la terre des hommes.
Mais, moi, je n’aime pas cette Afrique-là.
L’Afrique des scorpions blancs mordant leur queue
de sable
L’Afrique de la brousse étalée en une houle épithéliale
L’Afrique à la terre ocre du sang des martyrs délavés
L’Afrique de la barre ceinte ainsi qu’un pendu qui
fermente
Pour punir le crime de viol de la corde et des fagots
L’Afrique recroquevillée en souffrances non feintes
L’Afrique des plaines où poussent les seuls obis
de mon enfance
L’Afrique des cactées boxant les baobabs rasés de près
L’Afrique des deux justices et d’un seul crime.
Non, je n’aime pas cette Afrique-là.
Et c’est à moi maintenant d’interroger :
Que répondras-tu à ton Dieu au jour du Jugement
Quand il te demandera : «Qu’as-tu fait de mon peuple ?»
J’ai confié des hommes à des hommes pour
leur enseigner l’amour, et voici que l’écume
de haine a mordu comme acide sur la terre.
As-tu fait paître mon troupeau l’herbe dure
des sommets ?
J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes
et non loups, et non brebis, et non serpents
et non caméléons.
J’ai voulu une terre où la terre soit nourricière où la semence soit semence où la moisson soit faite avec la faux de l’âme une terre de Rédemption et non de Pénitence un sol de tiges vertes et de troncs droits où l’homme porte sans faiblir la gravité des étoiles.
Es-tu digne de laver les pieds nus de mon peuple ? Réponds ! Que lui répondras-tu, et lui répondras-tu ?
Dans quelle ombre herbeuse cacheras-tu les pieds, les pieds gras du lépreux que tu n’as pas touchés
Et les ventres des femmes que tu n’as pas aimées mais violées ?
Dans quel fleuve, dans quelle mer laveras-tu le sang noir du fiévreux que tu n’as pas guéri ?
Dans quel lit, dans quels draps berceras-tu les songes du sommeilleux séchant aux caves de l’oubli ?
Ah ! mains tordues du baobab s’agrippant aux nuages et le lion extirpant une réponse à la biche !
Que diras-tu de ceux qui ne savent pas l’alphabet de la vie ?
Ainsi que morts voguant à la face des eaux
Que diras-tu à ceux qui par ta faute ont bu tous les mirages de l’esprit ? Car c’est à toi maintenant d’interroger.
Que me répondras-tu, ce soir, où j’ai pu voir les ombres de la nuit autour de moi rôder ainsi que ceux qui ne doivent pas voir le jour ?
Oui, pour venir ici, j’ai longtemps fréquenté le serpent nu des sables en fuite vers ailleurs.
L’amour avait construit des stalactites d’or dans les avenues de mon coeur.
Le tropique soufflant aux gorges de mon être, fondaient
Fondaient les fraîches reliques du passé
Et j’inventais toujours d’autres palétuviers…
Je voyais dans ses plaines, je lisais dans ses sables que l’Afrique voulait être une terre de grandeur
Je voyais dans ses hommes, je lisais dans ses villes que l’on en avait fait une terre de misère.
Et puis j’ai dû marcher sur la cendre des cases
Et puis j’ai dû gémir sur le ventre des femmes
Et puis j’ai dû coucher sur la terre étrangère, la terre qui fut mienne.
Une troupe de morts se levait parmi tout pour lacérer ma veste et maudire mon nom
Et j’ai dû écarter ces fantômes naïfs
Et puis j’ai dû gratter l’écorce de leur vie, chercher dans les puits noirs où gît la claire hérédité le long frémissement de la houle essentielle, et toujours cette quête qui dévorait mon sang…
Car, je les entendais, hélas ! m’interroger. Mon Dieu, répondras-tu pour moi et leur parleras-tu ? Ô Dieu qui fût mon Dieu !
Ces âmes vives là-bas ont glissé dans la vie leurs dents rêches, là-bas ont mordu dans tes fruits et le ver du péché, locataire de leur chair, creuse, en sournois efforts, des galeries dans leur os où j’entends résonner le rire obscène de Satan.
Tu baisses les paupières, tu te drapes de brumes, toi complice ? Et voleur d’âmes ?
Tu me laisses aujourd’hui t’insulter sans vengeance.
C’est donc vrai, sinon tue-moi !
Tu peux m’enjoindre de prier, tu peux me voler maa parole, tu peux m’ordonner d’espérer, tu ne peux m’empêcher de mourir ni de vomir mon impuissance devant ta face blême.
L’odeur de mes tripes te fais tourner la tête, dis ?
Mais tu ne peux laver tes mains de mon sang vert, car j’ignore ton nom et dresse mes autels à un Dieu inconnu encore… Ecoute : le tam-tam s’est tu ; le sorcier peut-être a livré son secret, le vent chaud des savanes apporte son message. L’hippocampe déjà m’a fait un signe de silence.
L’Afrique va parler.
Car c’est à elle maintenant d’exiger : «J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes et non loups, et non brebis, et non serpents, et non caméléons.
J’ai voulu une terre où la terre soit terre
Où la semence soit semence
Où la moisson soit faite avec la faux de l’âme, une terre de rédemption et non de Pénitence, une terre d’Afrique.
Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue
J’ai appris à compter en goutes de mon sang, et je reprends les dits des généreux prophètes
Je veux que sur mon sol de tiges vertes l’homme droit porte enfin la gravité du ciel.»
Et lui ne réponds pas, il n’en est plus besoin, écoute ce pays en verve supplétoire, contemple tout ce peuple en marche promissoire, l’Afrique se dressant à la face des hommes sans haine, sans reproches, qui ne réclame plus mais affirme.
Il est encore des bancs dans l’Eglise de Dieu
Il est des pages blanches aux livres des Prophètes,
Aimes-tu l’aventure, ami ? Alors regarde
Un continent s’émeut, une race s’éveille
Un murmure d’esprit fait frissonner les feuilles
Tout un rythme nouveau va térébrer le monde
Une teinte inédite peuplera l’arc-en-ciel
Une tête dressée va provoquer la foudre.
L’Afrique va parler.
L’Afrique d’une seule justice et d’un seul crime
Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes
Le crime de lèse-Afrique
Le crime contre ceux qui portent quelque chose.
Quoi ?
un rythme, une onde dans la nuit à travers les forêts, rien ou une âme nouvelle, un timbre, une intonation, une vigueur, un dilatement, une vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans sa marche un vieux coeur endormi, lui prends la taille et vrille et tourne et vibre encore, dans les mains, dans les reins, le sexe, les cuisses et le vagin, descend plus bas fait claquer les genoux, l’article des chevilles, l’adhérence des pieds, ah ! cette frénésie qui me suinte du ciel.
Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux le peuple du désert, un courage sans prix, une âme sans demande, un geste sans secousse dans une chair sans fatigue.
Tâter à ma naissance le muscle délivré et refaire les marches des premiers conquérants
Immense verdoiement d’une joie sans éclats
Intense remuement d’une peine sans larmes
Initiation subtile d’un monde parachevé dans l’explosion d’or des cases, voilà, voilà, le sort de nos âmes chercheuses, et vous voulez encore vous épargner tout ça ?
Allons, la nuit déjà achève sa cadence
J’entends chanter la sève au coeur du flamboyant…
(1944) In, «Léopold Sédar Senghor : Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française»,
Presss Universitaires de France, 1948