Que doit être aujourd’hui le syndicat en Guadeloupe ?

Interview d’Alex Lollia,diri- geant de la CTU (C entr ale des T r availleurs Unis).

Nouvelles Etincelles : Quelle est votre appréciation sur la vitalité du mouvement syndical guadeloupéen, après les manifestations du 1er mai ? Alex Lollia : Il faudrait manquer totalement de lucidité pour ne pas saisir le recul que connaît le mouvement syndical dans son ensemble, depuis la grande mobilisation de 2009. Ce reflux s'explique, à mon avis, par l'immense espoir qu'a susci- té la longue mobilisation de plu- sieurs dizaines de milliers de personnes et, en contrepartie, la maigreur des résultats obtenus. La prise de conscience de cette défaite, l'eu- phorie passée, a miné l'esprit combattif des couches populaires. Cette régression a été accélérée par la volonté patronale de rééquilibrer en sa faveur le rapport des forces. Les licenciements et les dépôts de bilan sont tombés en cascade. Les tra- vailleurs comptaient pouvoir compter sur une riposte des organisations qui s'étaient coalisées. Hélas ! Par ailleurs, en 2009, si le mouve- ment était très populaire, curieusement, il n'a jamais été permis à la base de le contrôler, de participer concrètement à sa définition, à son orientation, à cibler les objectifs les plus essentiels, de peser sur les négociations qui se déroulaient porte close. Ainsi, le reflux a été aussi rapide que le déficit démocratique était profond. Enfin, les dirigeants du mouvement n'ont sans doute pas saisi que les revendications sociales et économiques qui ont servi de catalyseur à la mobilisation, se transcendaient à un moment donné en interrogation à caractère sociétal. Dans quelle société voulons-nous vivre désormais ? Telle était, en filigrane, la question que se posait une large fraction du peuple guadeloupéen. Pour avoir maintenu le mouvement dans les limites de la revendication syndicale et faute d'avoir saisi que la Guadeloupe, dans une certaine mesure, se posait la question de son devenir historique, le mouvement s'est replié sur lui-même. C'est dans ce cadre que j'essaie de comprendre la faiblesse de toutes les mobilisations qui ont suivi le mouvement de 2009, y compris cel- les du 1er mai 2012. Quand un mou- vement d'une ampleur sans précédent est dilapidé de manière aussi méthodique, on court le risque de la noyade sous une cascade de «petitrien». Cependant, il nous est encore possible de nous ressaisir à condition que l'art de simuler et de dissimuler ne tienne pas lieu de tactique et de stratégie. Le peuple guadeloupéen ne retrouvera la confiance en ses propres capacités que si chacun accepte l'ouverture d'un large débat à travers lequel la parole se libère et devient constructive, étant entendu que la définition d'un pro- jet de société est l'affaire de tous et non celle d'une poignée de militants propriétaires de la «ligne juste».

N.E : Le 1ermai, à Baie-Mahaut, vous avez parlé d'un syndicalisme de type nouveau qui a pris naissance dans les années 70, voyez-vous toujours à travers les pratiques et les revendi- cations qui ont cours en Guadeloupe, ce syndicalisme de type nouveau ? A.L : Le syndicalisme de «type nou- veau» dont j'ai parlé (lors de la conférence de la CTU), a été ainsi défini par ses propres initiateurs. Certes, le syndicat UTA apparaissait, lors de sa création, plus radical que la CGTG dont il voulait occuper la place. Mais, le radicalisme n'impli- quait pas nécessairement des métho- des plus démocratiques et des reven- dications cherchant la voie de l'émancipation des travailleurs. Ce syndicalisme de «type nou - veau» portait en lui plusieurs contradictions majeures qui persistent encore aujourd'hui : - La volonté apparente de ne pas s'impliquer dans les combats politiques (comme si la politique se réduisait aux élections) et en même temps la tentation réelle d'instrumentaliser le syndicat pour en faire le Parti de l'indépendance nationale. - L'objectif de parvenir à l'indé- pendance nationale tout en se battant sur des revendications purement assimilationnistes qui renforcent le poids de l'Etat français sur notre société. Je pourrais dresser une très longue liste de contradictions. Néanmoins , les dirigeants de ce courant syndical étaient habités par des convictions et avaient une vision politique que l'on pouvait plus ou moins partager . Mais, force est de constater que depuis une quinzaine d'années, ce qui résulte du syndicalisme de «type nouveau» a presque tout perdu de ses principes fondateurs. La décom - position de la société guadeloupéen - ne, embarquée dans la mondialisa - tion capitaliste sans rivage, a fait reculer gravement la conscience de classe des travailleurs. L'individualisme et la débrouillardise tiennent lieu de ligne de conduite. Ce courant syndical s'est adapté à cette situation, ce qui dans une cer - taine mesure fait son succès. Cette situation est d'autant plus drama - tique que les organisations ont prati - qué ou pratiquent encore la poli - tique de «l'omerta». Sous prétexte de ne pas hurler avec les loups et de ne pas faire le jeu du patronat, elles se sont placées à la remorque d'un courant syndical disponible pour toutes les dérives. Je crois, et je suis bien placé pour le savoir, qu'il fallait du courage et de l'indépendance d'esprit pour prévenir que ces errements déboucheraient sur une catastrophe dans la mesure où les méthodes utilisées s'enracineraient dans l'usage de la force et le mépris de l'argumentation. Dans ces conditions, il devenait impossible d'articuler la défense des intérêts sectoriels et le souci du bien public. Mais, ne nous décourageons pas… La grève de Gardel a provoqué quelques interrogations.

N.E : Les syndicats ont lancé un mot d'ordre de grève générale pour pra- tiquement les mêmes revendications arrachées par le LKP en 2009. Est-ce à dire que ce mouve- ment est inachevé et pourquoi ? A.L : Le mouvement de 2009 s'est ter- miné dans la précipitation et la cacophonie, laissant bouche bée nombre de ses acteurs. Apparemment, il fallait signer un «accord» à tout prix et sans délai. Il fallait mettre un terme rapide à la grève et précipiter la reprise du travail. Or, nous n'avions rien encore obtenu de réel et de concret. Même l' «accord Bino» était rempli de contradictions. Il ne faut pas s'éton - ner aujourd'hui que nous nous retrouvions au point de départ mais amputés de l'espérance et de l'enthousiasme populaire. Evidemment, le mouvement est inachevé. Pire, il est bloqué. Si nous poursuivons dans la même voie, nous risquons d'affaiblir durablement le mouvement syndical guadeloupéen. Aussi, il ne s'agit pas de rouler des fausses mécaniques qui font rigo- ler le patronat et l'Etat. Il ne s'agit pas de montrer du doigt (de manière obsessionnelle) les insuffisances des élus, il ne s'agit pas d'inviter à un retour névrotique sur la période esclavagiste pour mieux masquer l'absence de perspective. Notre redressement exige du temps, de la patience, de l'abnégation mili - tante. Il faut solliciter chacun, en tant que citoyen, à un engagement rationnel et à une conviction réflé- chie. Les gesticulations peuvent hypnotiser pendant quelques temps, mais, elles ne font jamais avancer la lutte des travailleurs. Au contraire, elles contribuent à leur banalisation et à leur folklorisation.

N.E : V ous avez dit que le LKP a clô- turé un cycle et ouvert un autr e : La globalisation des luttes. Qu'entendez-vous par cette notion et cela est-il compris par les acteurs du mouvement social ? A.L : La force du LKP a consisté à investir de manière originale le champ social. En favorisant le travail commun d'organisations politiques et syndicales, d'associations culturel - les et d'associations d'usages, d'orga - nisations paysannes et de marins pêcheurs, le LKP a permis, pendant un certain temps, aux couches populaires de s'élever au-dessus de leur ligne d'horizon. Il paraissait clair pour tous que les problèmes sociaux et économiques ne sauraient être résolus entreprise par entreprise, secteur par secteur. Pour une fois, des dizaines de milliers de personnes agissaient ensemble parce qu'el- les comprenaient que nos problèmes s'enracinent dans un système économique, juridique, politique et culturel qu'il faut démasquer, interroger, disséquer et contester. En ce sens, le LKP venait clôturer quarante années de lutte intestine, stérile et dévastatrice. Mais, il ne fallait pas s'arrêter à michemin. Il fallait saisir la possibilité de l'ouverture d'un nouveau cycle : celui de la globalisation des luttes par où pourrait se construire et s'approfondir l'unité des couches popu - laires avec la potentialité d'une transformation de la société excluant toute forme de domination et d'exploitation. Les travailleurs perçoivent cette fin de cycle et l'urgence d'un nouveau départ, de manière plus ou moins claire, quand ils en font l'expérience pratique. Lorsqu'ils sont salariés d'une petite entreprise à capitaux locaux, ils se posent bien évidemment la question de l'augmentation des salaires, des conditions de travail. Mais, comment agir concrètement en évitant le risque d'un dépôt de bilan par où la sauce coûterait plus cher que le poisson ? Lorsqu'ils sont salariés d'une multinationale, ils se voient soumis à la logique impersonnelle d'un capitalisme sans visage. Le directeur qui leur fait face est dépourvu de pouvoir et leur grève reste sans effet sur les décisions patronales. A mon humble avis, sortir de cette impasse exige, d'une part, une réflexion sur des revendica - tions susceptibles d'unifier les lut - tes des couches populaires et balisant la sortie du système capi - taliste et colonial et, d'autre part, la mise en œuvre d'une stratégie permettant la participation démocratique de tous dans le combat contre les exploiteurs et les oppresseurs.

N.E : Vous voulez «réinventer l'espoir». Est-ce l'objectif que vous assignez au Front Syndical Unifié que vous proposez ? Et puis, quelle est la différence avec la proposition de Centrale Unique des Travailleurs portée par les communistes depuis très longtemps ? A.L : Notre constat est qu'il existe une forte tendance syndicale à se replier sur ses propres structures, à protéger son «espace vital», à garantir ou à gagner une certaine hégémonie, à ignorer l'expérience du premier trimestre 2009. Il s'agit là d'un triste retour en arrière.L a construction d'un front syndi- cal unifié pourrait nous permett - re de faire un meilleur usage des forces encore disponibles. Front Syndical Unifié ou Centrale Unique des T ravailleurs ? Peu importe ! L'essentiel réside en la fonction que doit jouer une telle structure. Il faut forger l'unité tout en respectant la diversité. Il importe aujourd'hui de renouer le lien entre théorie et pratique, réflexion et action tant il est vrai qu'on ne peut prétendre œuvrer à l'émanci pation humaine en culti - vant un esprit encombré de supersti - tions politiques.