1802 : Guerre de Guadeloupe et révolution anti-esclavagiste

L es événements de mai 1802, désormais qualifiés par les historiens de “Guerre de la Guadeloupe” sont l'aboutissement logique d'un processus qui commence en 1801 avec la déci- sion de Napoléon de rétablir l'ordre colonial et l'esclavage, tant en Guadeloupe qu'en Haïti. Dans ces deux pays, en effet, à l'inverse de la Martinique sous domination anglaise, l'esclavage a été aboli par la Convention depuis le 4 février 1794 (cinq années après la Révolution française) et il existe dans chacun de ces pays une sorte de gouvernement autonome et autochtone qui indispose Napoléon qui redoute la constitution d'Etats noirs dans la Caraïbe et en Amérique. Il en fait l'aveu dans un message adressé aux Anglais en octobre 1801 par le biais de Talleyrand, lors des préliminaires de Londres, qui annoncent la Paix d'Amiens signée entre Français et Anglais, le 27 mars 1802. Quoique possession française, Haïti est en ef fet gouvernée par Toussaint Louverture qui en mai 1801 élabore et promulgue une Constitution qu'il envoie à Napoléon pour ratification

. Ce dernier , considérant cette Constitution reçue en juillet 1801 comme une véritable Déclaration d'Indépendance et comme un affront fait à sa personne, va répondre par l'envoi, le 11 décembre 1801 d'un corps expé - ditionnaire composé de 23 000 hommes et de 53 bâtiments, commandés par son beau-frère, le général Leclerc. La Guadeloupe, elle aussi posses - sion française à la même époque, sera pourtant gouvernée uniquement par des Guadeloupéens durant près de 7 mois entre le 24 octobre 1801 -date de l'emprisonnement du capitaine général Lacrosse par Ignace- et le 6 mai 1802, dans le cadre du gouvernement Pélage. Une seconde expédition, forte de 3522 hommes et de 14 navires de guerre, commandée par le général Richepance, va quitter la France, le 1er avril 1802 à destina- tion de la Guadeloupe. C'est la réponse de Bonaparte aux Guadeloupéens qu'il considère comme des rebelles à son autori- té, particulièrement depuis l'arrestation de Lacrosse.

La guerre de Guadeloupe commence le 6 mai 1802 à Pointe-à-Pitre et se termine officiellement le 28 mai à Matouba Saint-Claude. Ellelais sera derrière elle des milliers de morts et de blessés. C'est une guerre intense et une guerre de mouvement qui se déroule sur plusieurs sites, et qui va, pour la première fois voir s'affronter soldats français et soldats guade - loupéens dans une lutte à mort, dont l'issue sera la liberté, l'esclavage ou la mort. D'ailleurs le cri de ralliement des soldats guadeloupéens, hommes issus de l'esclavage, sera “Vivre libre ou mourir !”. Ce choix fonda- mental sera d'ailleurs assumé sans faille, le moment venu. Ayant pu prendre Pointe-à-Pitre sans coup férir, grâce à la complicité active de Pélage. Richepance envisage de s'emparer de Basse- Terre et de sa région, où est ras- semblée le reste de l'armée guadeloupéenne sous la direction de Delgrès. Richepance arrête donc une stratégie qui fait converger des troupes terrestres et des trou- pes convoyées par mer. Le 10 mai 1802 sera une journée marquée par trois événements forts : La proclamation de Delgrès ; Le débarquement des troupes de Richepance à Plessis ; La bataill

e de Dolé.

Ce 10 mai au matin, Delgrès, instruit d'abord par Noël-Corbet puis par Ignace des événements de Pointe-à-Pitre et de l'humilia- tion infligée aux soldats guadelou- péens, sait que la confrontation avec les troupes liberticides est inévitable. Face à l'armada qui va bientôt apparaître dans la rade deBasse-T erre, il a conscience que ses chances de vaincre sont faibles, vu la disproportion des forces en présence, mais il est animé d'une extraordinaire détermination. Très tôt donc, ce matin du 10 mai, Delgrès va faire publier une proclamation sublime (voir texte joint) qui a valeur de testament pour tous les Guadeloupéens, et aussi valeur universelle. Cette proclamation qui s'intitule “A l'univers entier le dernier cri de l'innocence et du désespoir” est un plaidoyer contre le rétablissement de l'esclavage, mais aussi et surtout l'af firmation du caractère sacré et intangible de la liberté : “La résistance à l'oppression est un droit naturel. La divi - nité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause, elle est celle de la justice et de l'humanité.”

Chaque mot de ces lignes doit, sans aucun doute, être gravé dans la mémoire de chaque Guadeloupéen.

Proclamation de Louis Delgrès (10 mai 1802)

C'est dans les plus beaux jours d'un siècle à jamais célèbre par le triomphe des lumièr es et de la philosophie,qu'une classe d'in- fortunés qu'on veut anéantir sev oit obligée d'élever sa voix vers la postérité, pour lui faire connaîtr e, lorsqu'elle aura disparu, son innocence et ses malheurs. Victime de quelques individus alté- rés de sang,qui ont osé tromper le gouvernement français,une foule de cito y ens, toujours fidèle à la patrie,se voit,enveloppée dans une pr oscription méditée par l'au - teur de tous ses maux. Le général Richepance,dont nous ne connaissons pas l'étendue des pouv oirs, puisqu'il ne s'annonce que comme général d'armée,ne nous a encore fait connaître son arrivée que par une pr oclamation, dont les expressions sont si bien mesurées, que, lors même qu'il pro- met protection,il pourrait nous donner la mort,sans s'écarter des termes dont il se sert.A cest yle, nous a v ons r econnu l'in - fluence du contre amiral Lacrosse,qui nous a juré une haine éternelle... Oui,nous aimons à croire que le général Richepance, lui aussi,a été trompé par cet homme perfi- de,qui sait employer également les poignards et la calomnie. Quels sont les coups d'autorité dont on nous menace ?V eut-on diriger , contr e nous les baïonnettes de ces bra v es milit aires, dont nous aimions à calculer le moment de l'arrivée,et qui naguère ne les dirigeaient que contre les ennemis de la République ? Ah !Plutôt, si nous en cr o y ons les coups d'autorité déjà frappés au Port-de-la- Liber té,le système d'une mort lente dans les cachots,continue à être suivi.Et bien ! Nous choisissons de mourir plus promptement. Osons le dire,les maximes de la tyrannie la plus atroce sont surpas- sées aujourd'hui.Nos anciens tyranspermett aient à un maîtr e d'affranchir son esclave,et tout nous annonce que, dans le siècle de la philosophie, il existe des hommes,malheureuse- ment trop puissants par leur éloigne- ment,de l'autorité dont ils émanent, qui ne v eulent v oir d'hommes noirs ou tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l'esclavage. Et v ous, P remier consul de la République,vous guerrier philoso- phe de qui nous attendions la justice qui nous était due,pourquoi faut-il que nous ayons à déplorer notre éloignement du fo y er d'où par tent, les conceptions sublimes que v ous nous avez si souvent fait admirer ! Ah ! Sans doute un jour,vous connaîtrez notre innocence.Mais il ne sera plus temps, et des pervers auront déjà profité des calomnies qu'ils ont pr odiguées contr e nous pour consommer notre ruine.Cito yens de la Guadeloupe,vous, dont la différence de l'épiderme est un titre suffisant pour ne point crain- dre les vengeances dont on nous menace,-à moins qu'on ne veuillev ous fair e un crime de n'a v oir pas dirigé vosarmes contre vousv ous avez entendu les motifs qui ont excité notre indignation.La résistance à l'oppression est un droit naturel.La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause ;elle est celle de la justice et de l'humanité : nous ne la soui ller ons pas par l'ombre même du crime.Oui,nous sommes résolus à nous tenir sur une juste défensive ;mais nous ne deviendrons jamais les agres- seurs.Pour vous,restez dans vosfo y ers ; ne craignez rien de notr e part.Nous vous jurons solennel- lement de respecter vos femmes,v os enfants, vos propriétés,et d'emplo yer tous nos moyens à les faire respecter par tous. Et toi,postérité ! Accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits.

BILAN DE CETTE GUERRE

La bataille de Baimbridge, a fait plus de 600 morts directement, auxquels, il faut ajouter les 250 exécutions opérées les 26 et 27 mai 1802 sur la place de la Victoire et à Fouillole, soit 850 morts. A Matouba, selon Richepance, 300 Guadeloupéens seraient morts à Danglemont. Mais le général Ménard affirme de son côté : “Plus de 500 cadavres parmi lesquels on distingua des femmes et des enfants”. Même en retenant les chiffres avancés par Richepance, et en ajoutant la centaine de victimes, tombées dans les combats de Matouba, avant l'explosion de Dangle- mont, on parvient à un chiffre de morts supérieur à 400. Autant d'exécutions suivirent après Matouba, qu'après Baimbridge, soit 250 personnes emmenées par charrettes entières pour être pendues au Bas du Bourg, puis sur le morne Constantin.Outre Dauphin, blessé à Saut d'eau, et pendu le 31 mai au cours Nolivos ; Sans Peur et Jean-Charles seront pendus le 4 juin ; le secrétaire de Delgrès, Roseberne, ainsi que Doria, le 5 juin ; Mondésir- Grippon et Monnereau, le rédac - teur de la Déclaration du 10 mai 1802, intitulée : “A l'univers entier”, furent exécutés le 11 juin. Les deux femmes les plus déterminées de la révolution anti-esclavagiste de la Guadeloupe, Marthe-Rose -compagne de Delgrès- et Solitude, la première estropiée lors de son arrestation, la seconde enceinte, seront pendues elles aussi (le 29 novembre pour Solitude), sans faire preuve de la moindre faiblesse devant la mort. A tous ces martyrs, il faut ajouter la centaine de morts relevés à Duplessis, côté gua - deloupéen, et 500 autres dans l'ensemble des affrontements qui ont eu lieu sur le territoire entre le 6 et le 28 mai 1802. Au total donc, la guerre de la Guadeloupe aura causé la mort de 3180 personnes, dont 2100 Guadeloupéens et environ 1080 Français dont 250 à Duplessis. Le chef d'Etat major, Ménard, dans son rapport en date du 11 septembre 1802, af firme : “L'armée française a perdu 2325 hommes, autant par les combats, que par les maladies.” De ce fait, à la date du 11 septembre, l'armée française, forte au départ de 4022 hommes ne comptait plus que 1697 soldats, autant dire qu'elle était fort diminuée. Il faut rapporter ce chiffre de 2100 victimes guadeloupéennes à la population de l'époque, soit 120 000 habitants (le quart d'aujourd'hui) pour se rendre compte de l'ampleur des pertes, et de la tragédie qui s'est déroulée en cette période de notre Histoire, sans doute la plus glorieuse de toutes, puisque écrite par des hommes et des femmes qui surgissaient à peine de l'esclavage. Plus de 3000 Guadeloupéens suspects de sympathie avec les insurgés, furent déportés : dont 2000 entassés dans un premier temps aux Saintes, à T erre de Haut, pour être transportés ensuite par frégates aux Etats- Unis (où la plupart furent refoulés de crainte de contagion sur les esclaves noirs américains), en Amérique centrale, à Brest, où ils furent enfermés dans un bagne et intégrés pour certains d'entre eux dans les troupes françaises envoyées en Italie, en Corse, àMadagascar , en Sardaigne. La déflagration révolutionnaire de 1802 a projeté et dispersé des milliers d'hommes de Guadeloupe à des milliers de kilomètres de chez eux, dans des lieux dont pour la plupart, ils ignoraient même l'existence. Pélage, récompensé par 15 mois d'emprisonnement à Brest pour services rendus à la France, tout comme Prud'homme, sera libéré le 26 novembre 1803. Sans aucun remords, pour le rôle joué, cet être profondément aliéné mourra le 7 avril 1810, après avoir de nouveau servi dans l'armée française contre les partisans espagnols. Quelques semaines après le général Sériziat, le 3 septembre 1802, mourrait en Guadeloupe, le général Richepance, emporté par la fièvre jaune. Ils firent partie des 2325 Français qui périrent en Guadeloupe dans le cadre de la guerre anti-esclavagiste. Il reste à tous ceux qui ont cons - cience de leur filiation avec tous ces combattants morts au nom de la Liberté, de méditer la pro- phétie léguée en forme d'héritage collectif par Delgrès en ces mots sublimes : “Et nous léguerons nos exemples à suivre à ceux qui viendront après nous. Et qui plus heureux, conquerront eux, cette liberté que nous n'avons fait qu'entrevoir...” Le 20 mai 1802, soit huit jours avant la mort de Delgrès et de ses compagnons à Matouba, Bonaparte, par la loi du 30 floréal an X, rétablit l'esclavage dans les colonies. Le 16 juillet 1802, Richepance publie un arrêté rétablissant l'esclavage en Guadeloupe, arrêté dont la portée et les termes sont terribles pour tous ceux qui avaient connu la liberté depuis 1794 : Article 1er :”Jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté, dans l'étendue de cette colonie et dépendances, que par les blancs…” Article 4 : “Tous les hommes de couleur et noirs qui ne seront pas porteurs d'un acte légal d'af franchissement, sont obligés, dans les 24 heures pour les villes, et dans les 5 jours pour les bourgs et les campagnes, de sortir des com- munes où ils peuvent se trou - ver, pour retourner aux pro- priétés dont ils dépendaient avant la guerre…” Pourra-t-on jamais imaginer le désarroi de plus de cent mille hommes et femmes goûtant à la liberté et devant brusquement retourner en esclavage ? Quelle réflexion peut-on avoir sur un système et sur des hommes qui abolirent deux fois l'esclavage pour l'avoir institué deux fois ?

Le 10 mai 2001, le Sénat fran- çais vote à l'unanimité une loi inspirée par T aubira-Delannon, reconnaissant l'Esclavage et la Traite négrière comme crime contre l'humanité.