Les élections ne peuvent éluder le problème central en Guadeloupe : Le changement de statut politique
Elections après élections des partis politiques et les candidats qu'ils ont lancé dans la bataille électorale rivalisent de promesses et d'artifices pour vendre l'idée qu'élus ils auront le pouvoir de régler tous les problèmes de laGuadeloupe dans les assemblées et les institutions françaises.Ils feignent de ne pas comprendre que :de la résolution du congrès constitutif du Parti Communiste Guadeloupéen en 1958 à la Déclaration Politique des FPAC en avril 2012 en passant par l'intervention du député Aimé Césaire à l'Assemblée Nationale en juillet 1981 sur le projet de loi relatif aux droits et libertés des communes,des départements et des régions,le problème central en Guadeloupe r este le change ment de statut politique. Certes,il y a eu le moratoire de Césaire,mais,son discours de 1981 que nous soumettonsà v otr e réflexion garde toute son actualité.
«Si la différence existe, toutes les différences ne sont pas pour autant égales entre elles».
«Monsieur le ministre d'État, mes chers collègues, j'ai lu avec attention ce projet de loi instaurant la décentralisation et j'ai été frappé par le fait que nulle part, dans la trentaine de pages que comporte ce texte, je n'ai trouvé le mot «outre-mer» et je n'ai rencontré l'expression «départements d'out re-mer». Pas un mot, pas une mention, pas une indication, pas une allusion ! J'ai donc l'impression que c'est un peu par effraction que j'entre dans la discussion de ce soir. (Sourires.) Vous ne serez pas donc surpris, monsieur le ministre, si je ne traite dans mon intervention -comme M. Moutoussamy d'ailleurs- que du sujet que vous avez omis d'évo- quer, et si je n'examine le texte proposé que dans cette optique touteparticulière. À vrai dire, vous le devinez bien, je force un peu le trait. V otre silence est un faux silence ; vous parlez de nous, même si c'est par prétérition, vous pensez en fait qu'il n'y a pas de dif férence majeure entre vous et nous et que ce qui est bon pour vous est bon pour nous. Tout n'est pas faux dans ce raisonnement et il est tout à fait vrai que votre projet comporte d'excellentes dispositions qui constituent, même pour nous, des éléments trèspositifs.V ous supprimez la tutelle des pré - fets ? À la bonne heure ! J'ai trop dénoncé, il vous en souvient, la férule des gouverneurs d'antan pour ne pas applaudir à la suppression de la tutelle. Vous accroissez le pouvoir des assemblées locales, dont vous sou- haitez l'élection au suffrage universel. J'ai trop regretté l'inexistence, dans le système jusqu'ici en vigueur, d'un vrai pouvoir de décision à l'échelon local -d'un pouvoir démocratique s'entend- pour ne pas me réjouir des nouvelles dispositions que vous nous proposez. Tout cela est donc très positif et vous avez raison : c'est bon pour la Bretagne, pour la Gironde, pour la Corrèze, mais c'est aussi très bon pour nous, aux Antilles. Mais, monsieur le ministre, vous sentez bien que notre satisfaction ne peut pas être totale. C'est qu'il manque à votre projet, à mon point de vue, un élément capital. Il lui manque de ne pas laisser entrevoir que si ladif férence existe, toutes les dif fé- rences ne sont pas pour autant égales entre elles. Il lui manque, en somme, de n'avoir pas voulu, si je puis dire, différencier la différence. Si bien que votre texte ne peut pas ne pas apparaître comme un texte quelque peu simplificateur et réducteur. Sans doute y décèle-t-on bien des nuances mais, en fait, ce texte s'ins- crit dans une tradition bien française, même si la filiation n'est pas celle que l'on croit généralement, même si les grands ancêtres ne se trouvent pas forcément là où on les cherche. J'ai entendu cet après-midi des orateurs se lancer à la tête des épithètes historiques et homériques. On s'est qualifié de girondins, de jacobins, mais dussé-je vous déce voir , votre texte, monsieur le minis- tre, tout au moins pour le paragra- phe qui nous concerne, n'est ni jacobin, ni girondin, il est thermidorien, ce qui est beaucoup moins recommandable. (Sourires et applaudissements sur plusieurs bancs des socialistes.)V otre philosophie, votre souci de banalisation, savez-vous où j'en ai trouvé la source et les prémices ? Je les ai trouvées dans un discours prononcé à la Convention lors de la discussion de la Constitution de l'An III. Écoutez plutôt : «Que les colonies soient toujours françaises au lieu d'être seulement américaines ; qu'elles soient libres sans être cependant indépendantes, qu'elles fassent partie de notre République indivisible et qu'elles soient surveillées et régies par les mêmes lois et le même gouvernement, que leurs députés appelés dans cette enceinte y soient confrontés avec ceux du peuple entier , ils y délibé- reront sur tous les intérêts de leur commune patrie». Et voici le trait final : «Les colonies seront soumises aux mêmes formes d'administration que la France. Il ne peut y avoir qu'une bonne manière d'administ - rer et si nous l'avons trouvée pour les contrées européennes, pourquoi celles d'Amérique en seraientelles déshéritées ?». L'orateur ne s'appelait ni Robespierre, ni Brissot, ni Vergniaud, et pour cause : ils étaient morts. Il s'appelait Boissy d'Anglas, ce qui est beau- coup moins prestigieux. Mais, monsieur le ministre, après ce détour historique, j'en reviens à votre texte : j'ai la conviction qu'il sera très vite dépassé et que, sous la pression des faits, vous serez amené sinon à le réviser, car vos principes sont excellents, du moins à le compléter. C'est que les faits sont têtus et que la spécificité antillaise est un fait. Elle peut irriter , mais elle existe. C'est comme le naturel : chassez le spécifique, il revient au galop, et c'est lui qui très vite rendra votre texte inapplicable. D'abord, il y a la spécificité administrative et politique. Voilà des départements singu- liers. Voilà des régions singuliè- res. Le même territoire est à la fois département et région. Et voici que, par le texte que nous discutons aujourd'hui, vous allez doter ce territoire de deux assemblées, ayant toutes les deux à peu près les mêmes pouvoirs, les mêmes compétences et exerçant ces compétences dans le même champ d'action.T outes les deux -et c'est là la novation, heureuse d'ailleurs- élues au suffrage universel. Ne croyez-vous pas que ce che - vauchement, ou cet enchevê - trement, est de nature à créer des difficultés et des conflits ? Ne croyez-vous pas qu'il serait plus raisonnable de fondre ces deux assemblées en une assem - blée unique qui, élue au suffra- ge universel, cumulerait l'ensemble des pouvoirs actuelle - ment répartis entre la région et le département ? Ce serait plus clair et plus judicieux. Mais, pour le faire, il faudrait s'écarter de votre schéma. Il faudrait déroger. Et c'est ce que vous ne voulez pas, tout au moins dans un premier temps. La deuxième dif ficulté est d'ordre économique car, dans ce domaine plus encore que dans les autres, la notion de spécificité s'impose. Les Antilles sont des îles situées dans le continent américain, à 7 000 kilomètres de la France. Intégrées sans nuances dans le Marché commun, ouvertes à toutes les concurrences, privées par ailleurs de tout marché réservé car cela est contraire à l'esprit même du marché commun, leur économie, au fil des années, s'est effondrée. Comment mettre un terme à cette dégradation, qui mène tout droit à la catastrophe? Parmi toutes les mesures envisage- ables, on peut penser à un certain désengagement par rapport aux règles du marché commun, ce mar- ché commun qui fait de nous, non une Europe -c'est impossible- mais une sous-Europe tropicale. On peut penser qu'il serait bon de donner à ces pays lointains et insu- laires une plus grande liberté com- merciale pour leur permettre de commercer avec leurs voisins, ce qui devrait aller de soi. On peut penser qu'il serait judi- cieux de donner ou de redonner à leurs assemblées locales le droit d'établir une tarification doua - nière propre. À cet égard, je livre à votre méditation quelques extraits d'un texte qui n'est pas de moi et qui est séculaire. Je vous dirai tout à l'heure d'où je l'ai tiré. «Comme en définitive, nos tarifs de douanes sont faits au point de vue exclusif des inté- rêts de production de la métropole…», donner pouvoir à leurs assemblées locales en cette matière ne peut qu'être avantageux «pour les colonies car leurs tarifs de douanes seront évidemment établis par elles au point de vue de leurs besoins, de leurs consommations et des ressources financières qu'ils peuvent leurprocurer». Était-ce mal raisonné ? J'ai emprunté cette citation à l'exposé des motifs du sénatus-consulte de 1866. C'est le signe que le problè - me n'est pas d'aujourd'hui. Mais si vous faites cela -et je crois qu'il faut le faire- vous n'ê- tes plus dans le schéma métropolitain de la régionalisation ; vous êtes dans un statut spécial. Et puis, si nos territoires sont des pays sous-développés, il leur faut un plan de développe - ment spécifique. Alors, quand j'entends dire que ce plan sera arrêté à Paris, et par Paris, je m'inquiète et je me demande si, après avoir chassé le jacobinisme par la porte, il ne rentre pas par la fenêtre ! (Sourires.) J'en viens à une troisième spéci - ficité, la plus importante peut- être. C'est de la spécificité culturelle qu'il s'agit. Civilisation composite, avec un soubassement amérindien, un apport européen important et une dominante africaine évidente, c'est cela l'identité antillaise. Comment ne pas en tenir compte ? Ici, il ne s'agit pas de différence ; il ne s'agit pas de degré ; il s'agit d'un passage à «autre chose». Il s'agit d'altérité et de singularité ; à quoi il faudrait sans doute ajouter la particularité linguistique qui fait de ces pays, je ne dirai pas des pays de bilinguisme, mais des pays de diglossie ; les spécialistes connais- sent la différence. Alors, voici ma question : que vaut un statut qui ne tiendrait pas compte de tous ces particu- larismes ? Et puis, tout se tient dans une construction juridique. Dans le temps même où vous annoncez que vous donne- rez un statut spécial à la Corse, et je m'en réjouis -la Corse, vieille terre européenne, vieille terre méditerranéenne- vous oubliez les Antilles, terres amé - ricaines situées à 7 000 kilomèt - res de la France. Certain disait : «Il n'y a plus de Pyrénées !» V ous faites mieux, monsieur le ministre d'État ! Vous comblez l'Atlantique ! (Rires.) Même si, en contrepartie, vous «élargissez» la Méditerranée, ceci ne compense pas cela. (Sourires.) Ma conclusion, monsieur le ministre, c'est que, malgré les mesures que vous proposez aujourd'hui, et dont je ne nie pas l'intérêt, les départements d'outre-mer conti - nueront à faire problème, et que ce problème n'est pas de ceux, bien rares en vérité, qu'on peut résoud- re en les éludant. Eh oui ! Toutes les spécificités que j'ai évoquées tout à l'heure, il fau - dra bien que, tôt ou tard, vous les preniez en compte dans un statut qui, de quelque nom qu'on l'appel - le, ne peut être qu'un statut spé - cial, un statut sur lequel, bien entendu, les populations, à travers leurs assemblées, devront avoir leur mot à dire. Ce sera pour le moins de l'autodétermination. Monsieur le ministre d'État, monsieur le secrétaire d'État chargé des départements et territoires d'out re-mer , vous êtes dans la bonne direction, mais je compte sur vous pour qu'on aille plus loin. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes.)
Discours d’Aimé Césaire à l'Assemblée natio - nale (27 juillet 1981)