Hommage à Guy Conquet

Tout au long de sa brillante carrière d'artiste engagé,Guy Conquet confirma l'appréciation que nous portions sur son art,son talent.

A un moment où la cultu- re guadeloupéenne était encore dominée, engluée dans un doudouisme passif, inoffensif, soutenue, encouragée dans cette voie par une frange intéressée de la petite bourgeoisie locale qui en tirait un bénéfice considérable, arrivèrent sur le devant de la scène un certain nombre d'artistes, décidés à sortir notre culture du confor- misme, du larbinisme dans lesquels elle végétait. Entre autres, ils avaient pour nom : Francelise Colletin, Robert Loyson, Vélo, Guy Conquet. Voici ce que nous en disions, il y a quarante ans. (() C'est tard dans la nuit du mer- credi 10 mai dernier que simples ouvriers, paysans, jeunes venus de tous les coins du pays ont quitté l'immense hall des sports de Pointe-à-Pitre. En effet la soirée “folklorique” qui y fut organisée par le groupe “Acacia” restera -grâce aux artis- tes cités plus haut- à coup sûr, l'un des grands moments du folklore de notre pays.

Toutefois on se demande pour- quoi les organisateurs ont tenu à allonger tant la soirée en faisant se produire sur la scène des artistes qui n'avaient rien à dire, sinon à étaler leur profonde aliénation par rapport à la musique de variété européenne.

A un moment où le Guadelou- péen est à la recherche de son identité, il ne peut se reconnaître à travers la musique sucrée importée d'Europe. Les cris de protestation du public à l'adresse de ceux des artistes qui avaient choisi ce mode d'expression en sont une preuve irréfutable. Désormais, le Guadeloupéen, passionnément, exige un retour aux sources. Le public composé presque essentiellement de jeu- nes et contrairement à la bourgeoisie noire et mulâtraille qui, par pudeur ou par gêne, a tendance à oublier les humiliations, exige au contraire qu'on fasse l'inventaire de son héritage culturel. C'est un signe des temps. La jeunesse de 1972 n'admet pas qu'on puisse avoir honte de ses origines : plus les origines sont basses, plus méritoire est la réus- site. Quand Loyson parla d'esclavage, de chômage, de misère, de révolte, de tueries, de prisons, ou quand Guy Conquet la tête hirsu- te, torse nu -symbolisant les pre- miers révolutionnaires guadeloupéens, les “nègres marrons”empoigna le micro, ce fut un véri - table délire dans la salle.

Le message avait été entendu et la communication entre les artistes et le public fut parfaite.

Loyson et Conquet ont donné une nouvelle dimension au folklore guadeloupéen qui répond actuellement aux critères essen- tiels que les fondateurs du mar- xisme-léninisme exigent de l'œuvre d'art ou des manifestations populaires, à savoir : la beauté, la vérité, et l'intérêt porté à la cause du prolétariat.

Prenant résolument leur dis- tance avec le folklore inoffen- sif de papa, d'ailleurs récupéré par la bourgeoisie, Loyson et Conquet s'expriment désor- mais dans un langage qualitativement nouveau.

Violentant les consciences encore trop occidentalisées, tordant le cou à une trop sage éloquence qui se confinait jusque là dans le respect pantelant pour les colonialistes et leurs suppôts, ils incitent à une profonde réflexion. De toute façon leur musique ne laisse pas indifférent, elle dérange, elle bouleverse. On est pour, ou contre !

Le folklore compris et développé dans ce sens servira inévitablement de support à la révolution en marche, en accélérant la prise de conscience du peuple, du fait national guadeloupéen.

L'investigation, la démystifica- tion dans toutes les sphères d'activité et orientées dans le sens des intérêts bien compris des masses laborieuses, sont désormais le travail de tous les Guadeloupéens conscients. La première partie de cette soirée folklorique trop longue, mal syn- chronisée, remplie d'intermina- bles temps morts fut d'une affligeante débilité. Les artistes ayant trop tendance à s'identifier à un art, à une culture venue d'ailleurs et se situant aux antipodes des préoccupations actuelles du peu - ple guadeloupéen.

Et c'est légitimement que le public a opposé son refus global de suivre cette voie. Les cris d'hos - tilité qui fusaient de tous les coins de la salle rendaient inaudibles les tristes complaintes dont on nous gratifiait en ce moment.

Seule, la splendide Francelise Colletin sut accrocher les specta- teurs. Voix ample et suave, elle nous rappela tantôt la très grande Mahalia Jackson, quand dans le silence recueilli de la salle, elle chantait le blues, tantôt la terrible Nina Simone de “Révolution” quand de sa voix tourmentée, entrecoupée de véritables cris de révolte, elle survoltait cette salle, et obligeait le public debout comme un seul homme à applaudir à tout rompre.

Les conditions d'oppression des Noirs aux Etats-Unis, ne sont-elles pas les mêmes que celles des Guadeloupéens face à la nation colonisatrice ? Nous tenons en elle une authen- tique représentante de la nouvelle génération d'artistes, à la recherche d'une voix qui leur permet de réaliser pleinement leurs dons musicaux. La deuxième partie consacrée essentiellement au “Gros Ka” fut de loin meilleure que la première à tous les points de vue.

Loyson et Conquet, comme nous l'avons déjà signalé, ont sorti le folklore de sa sclérose pour en faire une arme tant culturelle que politique dirigée essentielle- ment contre le pouvoir.

Loyson, habillé à l'africaine, nous fit revivre l'époque des humilia- tions, du travail forcé sur les plantations, la prise de conscience des esclaves refusant d'aussi inhumaines conditions de vie et de travail, se rebellant pour arracher leur liberté. “Ibo lévé”.

Les conditions actuelles de vie et travail des masses laborieuses subissant un esclavage moderne furent aussi évoquées. “Avion ka simé désebant, machine ka coupé kan'n, ka nou ké fè pou nou pé viv”.

Le message de Loyson ne se situe pas au niveau d'une description formelle, loin de là. Il est conscient de la nécessité de la lutte qui seule peut apporter un changement à la misère des travailleurs. Il appelle ses frères à passer immédiatement à l'action révolutionnaire de masse.

Le chant de Loyson était soutenu et renforcé par les mains “parlan - tes” de Vélo qui se surpassa pour la circonstance. La tâche de Conquet qui passait après était des plus ardues.

T outefois, il l'assuma avec brio. Son phrasé plus brutal, plus tour - menté que celui de Loyson ne laissa aucun répit à un public déjà mis en condition par ce dernier. Le contact s'établit automatiquement. Le clou de la soirée fut sans doute la belle satire de l'arbitraire policier qui sévit à la Guadeloupe. “En couché en case en mwen, jendam ka vin marré mwen, en pa volé, en pa violé en pa tchouillé (léger silence) pèson”. Elle fut reprise en choeur par le public.

La soirée se termina dans l'eu - phorie générale sur le rythme bien connu de “Baimbridgecho.” Déjà de nombreux “fans” avaient occupé le podium pour se mêler aux artistes.

Il faut encourager un art -partie intégrante de notre patrimoine culturel- qui ploie depuis trois siè - cles sous le poids de la dure puis - sance colonisatrice, et encoura - ger ceux qui la propagent à tra - vers l'ensemble du peuple gua - deloupéen, non pas pour en faire des vedettes irresponsables, mais des hommes conscients du rôle qu'ils ont à jouer dans ce domai - ne, pour accélérer la prise de conscience du sentiment national de notre peuple. Cet art-là, en aucun cas, ne doit être récupéré par la bourgeoisie. Nous ne nous étions pas trompés à l'époque. Les faits sont là !

(1) L'Etincelle n ° 1201-1202 - 27 mai et 3 juin 1972