Au Soudan, «une guerre par procuration entre l’Égypte et l’Éthiopie»

Les affrontements entre l’armée soudanaise et les Forces de soutien rapide ont lieu sur fond de partage du pouvoir au détriment des civils. Chacun des deux camps possède des liens et des protections régionales, explique Fathi El Fadl, porte-parole du parti communiste soudanais (PCS).

La rupture est consommée entre les deux hommes forts du Soudan, le général Abdel Fattah Al Burhan -à la tête des forces armées et auteur d’un coup d’État en octobre 2021- et le général Mohamed Hamdan Dagalo, connu sous le nom de Hemedti, qui dirige les Forces de soutien rapide (FSR). Depuis plusieurs mois, les tensions étaient vives, ni l’un ni l’autre ne voulant perdre ses prérogatives mais s’entendant sur une chose : la marginalisation des représentants civils, pourtant à l’origine du mouvement de protestation qui, en 2018, avait mis fin à la tyrannie d’Omar Al Bachir.
Vendredi, la tension était montée d’un cran. Les combats ont commencé le lendemain et se sont poursuivis diman-che. À Khartoum même, où l’aviation est entrée en action, mais également dans plusieurs villes du pays. Au nord, à l’aéroport de Merowe, les FSR ont fait prisonniers des soldats égyptiens.
Le Comité central des médecins soudanais a signalé qu’au moins 56 civils avaient été tués et 595 personnes, dont des combattants, blessées depuis le début des affrontements qui se poursuivaient dimanche soir

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L’analyse de Fathi El Fadl, porte-parole du parti communiste soudanais (PCS)
Quelle est la situation à Khartoum ?
Depuis samedi, les confrontations entre les Forces de soutien rapide et l’armée régulière sont très violentes, que ce soit dans la capitale ou, plus au nord, à Merowe, où se trouve la base militaire égyptienne qui con-trôle l’aéroport, ou encore à Port-Soudan. Ailleurs dans le pays, la situation est tout aussi tendue, comme au Darfour. Mais ce sont surtout les civils qui en font les frais : 56 d’entre eux ont été tués.
Plusieurs tentatives ont été faites pour mettre en place une médiation entre les deux parties, mais les généraux de l’armée ont refusé parce qu’ils estiment qu’il s’agit de vaincre militairement ceux qu’ils appellent les rebelles. À Khar-toum, les ponts sont coupés. On ne peut se rendre à Omdurman. Il y a très peu de monde dans les rues. Dans plusieurs quartiers de la capitale et d’Omdurman, l’eau et l’électricité ont été coupées à cause des combats. Comme la population ne peut pas sortir, elle ne peut pas s’approvisionner ni réparer les dégâts.
Comment en est-on arrivé à une telle confrontation entre l’armée et les FSR ?
En tant que Parti communiste soudanais, nous mettons en garde depuis pas mal de temps sur la dégradation de la situation. Nous avons dit que l’accord-cadre passé à la fin de l’année dernière (le 5 décembre 2022, l’armée a conclu un accord-cadre avec des dizaines de dirigeants civils, dans lequel les généraux promettaient de renoncer à une grande partie de leur pouvoir politique. Des discussions générées sous la pression du Quad et de la troïka -Royaume-Uni, États-Unis, Norvège, Arabie saoudite et Émirats arabes unis- (NDLR) n’avaient aucun avenir.
Parce que ce qui se passe aujourd’hui au Soudan n’est que la conséquence de l’échec du coup d’État d’octobre 2021. Celui-ci avait pour but de créer un nouveau partenariat entre les deux principales forces armées d’un côté, et les civils représentés par les Forces pour la liberté et le changement (FLC) de l’autre. Cela ne pouvait pas marcher. Parce que le principal contentieux entre toutes ces forces concerne le pouvoir et l’autorité. Aucune de ces parties n’est en réalité prête à un compromis. Malgré les pressions régionales et internationales sur l’ensemble de ces forces auxquelles on a assisté, les contradictions n’ont pas été dépassées. Elles sont restées en l’état jusqu’à un point de rupture. C’est exactement ce qui est en train de se passer. On voit bien que les affrontements résident dans la capacité à contrôler le gouvernement et à posséder l’autorité.
Ce qui, évidemment, signifie à terme le contrôle des richesses du pays. D’un côté, vous avez les généraux de l’armée régulière, qui contrôlent les sociétés industrielles et commerciales. De l’autre, les Forces de soutien rapide qui ont des intérêts dans les ressources naturelles, notamment l’or. Ces FSR travaillent main dans la main avec leurs partenaires russes de Wagner, alors que l’armée soudanaise, elle, a des relations d’affaires avec les généraux égyptiens.
Les combats qui ont lieu à Merowe, par exemple, éclaircissent les cho-ses. Les Égyptiens sont venus là et y ont stationné une partie de leurs forces aériennes pour effectuer des manoeuvres avec l’aviation soudanaise. Le but est de menacer la construction du barrage sur le Nil qu’on appelle le grand barrage de la Renaissance, construit par l’Éthiopie (qui pourrait menacer l’approvisionnement en eau de l’Égypte et du Soudan - NDLR). Les Forces de soutien rapide, avec leur patron, Hemedti, sont arrivés et s’en sont pris aux troupes égyptiennes à Merowe. Que cela ait été planifié ou non, cela place de fait Hemedti dans le camp éthiopien. D’ailleurs, les FSR ont des intérêts et des projets avec l’Éthiopie. Si vous regardez bien ce qui se passe dans le pays actuellement, à Khartoum mais aussi ailleurs, cela ressemble à une guerre par procuration entre l’Égypte et l’Éthiopie. Pour l’instant, elle est localisée.
Comment comptez-vous agir pour faire entendre une voix civile ?
Il faut continuer à organiser le peuple pour poursuivre la lutte et atteindre les objectifs qui étaient ceux de la révolution ayant mis à bas le régime d’Omar Al Bachir. Mais notre demande principale en ce moment est un cessez-le-feu immédiat, le retrait des armées et des milices des villes, villages et zones résidentielles. On voit qu’il est urgent de dissoudre toutes les milices, de récupérer les armes qui circulent dans les villes et les campagnes et de reformer une armée nationale unie et professionnelle. L’armée doit rentrer dans ses casernes. C’est le seul moyen pour mettre en échec le coup d’État et établir un véritable pouvoir populaire et démocratique dans le pays.
Pierre Barbancey - Source : L’Humanité