Esclavage et réparations : Question tabou ?

Le 23 mai 2005,le MIR- Martinique assigna l'Etat français en réparation devant le tribunal de Gr ande Instance de Fort de France.C ette assignation d'un Etat qui fut esclavagiste,au nom de la continuité de l'Etat,constitue une première dans le monde. Elle fait suite à l'adoption en mai 2001 de la loi Taubira qui reconnait l'esclavage transatlantique en tant que crime contre l'humanité. A l'occ asion du 7eanniv ersaire de cette assignation,le «CRAN»,Conseil Représentatif des Associations Noires a orga- nisé un débat public sur cette question à la Villette à Paris. L'Etincelle relais ce débat en Guadeloupe en portant à la réflexion de ses lecteurs le contenu des échanges entr e les animateurs de cette rencontre.

En Outre-mer et dans la socié- té française dans son ensem- ble, les questions liées à l'es- clavage sont encore source de colères tues, de ressentiments (mal) contenus. La traite négrière est l'un des phénomènes qui ont le plus bouleversé l'humanité (conséquences démographiques, politiques, économiques, sociales, culturelles sur trois continents au moins). Elle a eu des conséquences lourdes et durables. La question des réparations ne date pas d'hier. Ainsi, beaucoup de gens l'ignorent, mais au lendemain de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848, des réparations ont été demandées, et octroyées… aux colons. Victor Schoelcher plaida pour que les esclaves reçoivent aussi des réparations. En vain. Beaucoup ignorent aussi que, pour conserver sa liberté, et ne pas sombrer à nouveau dans l'esclavage, Haïti a dû payer à la France, de 1825 à 1946, un tribut dont le montant est aujourd'hui estimé à plus de 21 milliards de dollars. Les Haïtiens n'ont jamais cessé de demander restitution de cette somme considérable. Aux Etats-Unis, depuis le XIXe siècle, de nombreuses lois en faveur des réparations ont été proposées, sans succès. Au XXe siècle, cette revendication a sans cesse été portée par le mouvement des droits civiques, et par Martin Luther King, par exemple. Depuis quelques années, plu - sieurs dispositions ont été prises en ce sens, au niveau local, dans plusieurs villes des Etats-Unis. Depuis plus de 10 ans, la ques - tion des réparations a été au coeur du débat public au niveau international. Elle est débattue aux Etats-Unis, au Brésil, aux Antilles, à l'Union africaine, à l'UNESCO, à l'ONU. En France, cette question était, on ne ne le dit pas assez, l’un des enjeux majeurs de la loi Taubira du 10 mai 2001 qui prévoyait, dans sa version originale, des mécanismes de réparation. On l'oublie aussi, mais elle était aussi l'enjeu majeur de la loi du 23 février 2005 sur «le rôle positif» de la Colonisation, qui octroyai t de fait des réparations aux anciens colons en Afrique du Nord. A l'occasion du 23 mai 2012, journée consacrée à la mémoire des vic times de l'esclavage, le Conseil Rep résentatif des Associations Noires (CRAN) a décidé de porter cette question dans le débat public afin q ue puisse enfin s’engager un proces - sus de réconciliation nationale. Ainsi, un débat public international a été organisé par le CRAN, en partenariat avec Libération, La V illetteet Tropiques FM sur le thème des réparations de l’es - clavage à La grande Halle de la V illette, le 23 mai. Nora Wittmann, juriste experte auprès du MIR (Mouvement International Pour les Réparations) a proposé d’organiser le 23 août, journée internationale dédiée à l’esclavage par l’ONU, une rencont - re internationale de juriste pour faire le point sur l’évolution du droit à réparation.

LES RÉP ARA TIONS LIÉES À L'ESCLA VAGE : ARGUMENTAIRE

1/ Les réparations, de quoi s'agit-il exactement ?

Les réparations constituent l'en- semble des dispositifs légaux, moraux, matériels, culturels ou symboliques mis en place pour indemniser de manière individuelle ou collective un groupe social ayant subi des dommages de grande envergure.

2/ Pourquoi cette préoccupation nouvelle ?

La question des réparations n'est pas nouvelle. Elle s'est posée dans de nombreux pays : en Afrique du Sud, en Allemagne, en Argentine, au Brézil, en Bulgarie, au Cambodge, au Chili, en Colombie, au Congo, aux Etats-Unis, en Finlande, au Ghana, au Guatemala, en Haïti, en Iraq, en Israël, en Italie, au Japon, au Kenya, au Liberia, en L ybie, au Malawi, au Maroc, au Salvador , au T imor oriental, etc. Selon les cas, il s'agissait de réparations liées à des génocides, à des crimes contre l'humanité, à des crimes de guer - re, à la Colonisation, à l'esclavage, e tc. Par ailleurs, la question des réparations liées à l'esclavage est actuellement en débat à l'ONU, à l'UNESCO, à l'Union Africaine, aux Etats-Unis, etc. Les réparations obéissent tout simplement à une exigence de justice.

3/ La question des réparations n'est-elle pas étrangère à l'histoire de la France ?

Non. Après la Première Guerre Mondiale, la France a exigé et obtenu de la l'Allemagne des répa- rations, que celle-ci a payées jusqu'au 3 octobre 2010. Autre exemple : en 1849, après l'abolition de l'esclavage, des réparations ont été votées dans les colonies. Mais elles ont été attribuées aux propriétaires d'esclaves. La demande de V ictor Schoelcher , qui plaidait pour que les esclaves aussi reçoivent des réparations, a été écartée. La question des réparations figurait dans la loi du 10 mai 2001, dite loi Taubira, qui prévoyait un article 5, libellé comme suit : «Il est instau- ré un comité de personnalités qua- lifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret du Conseil d'Etat». Mais l'article a été abrogé en commission des lois. La question des réparations figu- rait également dans la loi du 23 février 2005 qui, outre «le rôle positif de la présence française outre-mer», affirmait la nécessité de réparations, qui ont été votées et mises en oeuvre non pas pour les victimes de la colonisation en Afrique du Nord, mais pour ceux qui l'avaient mise en place (pieds noirs, rapatriés, harkis, etc).

4/ C'est de l'histoir e ancienne, il y a pr escription !

L'esclavage est défini par la loi du 10 mai 2001 comme un crime cont - re l'humanité. Par conséquent, il est par définition imprescripti- ble. Par ailleurs, la revendication con-cernant les réparations remonte à l'abolition de l'esclavage elle-même, et n'a cessé d'être portée depuis le XIXe siècle, même si elle a été peu entendue par les colonisateurs, évidemment. Victor Schoel-cher lui-même a plaidé, en vain, pour que les esclaves obtiennent des réparations. Aux Etats-Unis, depuis 1865, les militants pour les droits civiques n'ont jamais cessé de réclamer des réparations. C'est une autre raison empêchant d'invoquer la prescription, la demande ayant été formulée dès l'abolition. En outre, de nombreuses questions liées à l'esclavage se sont poursuivies bien au-delà de l'abolition : ainsi, en 1825, pour conserver sa liberté, et ne pas sombrer à nouveau dans l'esclavage, Haïti a dû payer à la France, sous la contrainte, un tribut dont le montant est aujourd'hui estimé à plus de 21 milliards de dollars, et cela jusqu'en 1946, ce qui n'est pas si vieux. Enfin, l'escla - vage a laissé des conséquenceslo urdes et durables, visibles encore aujourd'hui, dans la plupart des régions où il a été mis en œuvre.

5/ Les coupables sont morts depuis longtemps !

Oui, mais les profits réalisés grâce à la traite négrière sont toujours là, dans certaines entreprises, par exemple, qui ont participé au commerce triangulaire, et qui existent encore aujourd'hui. Et les domma- ges sont toujours visibles, également. Par conséquent, la question de la justice demeure d'actualité.

6/ A quoi bon la repentance ?

En effet, elle ne sert pas à grand chose. Mais il n'est pas question de repentance, ce que personne ne demande, mais bien plutôt de réparations, ce qui est bien différent.

7/ Jusqu'où ira-t-on ?

Ce n'est pas au CRAN de fixer des limites. Mais lorsque les victimes ou leurs descendants constituent une population identifiable, lorsque le crime a été reconnu, lorsque les profits et les dommages peuvent être évalués, il est difficile de refuser le débat, un débat qui se pose dans le monde entier, qui plus est. 8/ Cela ne risque-t-il pas d'accroître le racisme et les tensions à l'intérieur de la nation ? A bien des égards, c'est l'inverse. Les questions liées à l'esclavage sont encore source de colères tues, de ressentiments (mal) contenus, et pas seulement dans les départe - ments d'Outremer , car il y a eu des réparations, mais pour les proprié - taires d'esclaves. Plus de 160 ans après l'abolition de l'esclavage, dans certains départementsd'Outremer , le contexte est tou - jours très tendu, toujours au bord de l'explosion. Le sentiment d'injustice est très partagé, la domination coloniale, la domination raciale et la domination économique conjugant leurs effets délétères. Il est temps de mettre les choses à plat, et de crever l'abcès. Le tabou est la pire des choses. Garder le silence ne sert à rien. Il faut donc ouvrir le débat de manière franche et sereine.

9/ Cela va coûter trop cher !

Le coût des réparations peut sem- bler élevé : il sera toujours inférieur aux dommages véritables, car de nombreux dommages ne peuvent pas être réparées, et notamment les vies humaines, qui n'ont évidemment pas de prix.

10/ L'esclavage n'est-il pas irré- parable ?

Les tortures infligées, les vies humaines sacrifiées, les cultures anéanties, tout cela est irréparable. Mais bien d'autres choses peuvent faire l'objet de réparations. Par exemple, le tribut que la France a imposé à Haïti jusqu'en 1946 ne peut-il être réparé ? Ne pour- rait-on, par conséquent, annuler la dette d'Haïti ? Ce ne serait qu'un jeu d'écriture, il nefaudrait qu'un trait de plume. Autre exemple : certaines entreprises qui ont prospéré grâce à la traite négrière, et qui existent encore aujourd'hui, ne pourraient-elles participer chaque année, sur la base d'un pourcentage de leurs bénéfices, à des projets destinés à célébrer la mémoire de l'esclavage, du marronage, de l'abolition, etc. ?

11/ Concrètement, comment peut- on réparer ?

Il y a 1001 manières de réparer les dommages liés à l'esclavage. Cela peut se faire de manière symbo- lique (ouverture de musées, créations de stèles et de monuments, soutien à la recherche sur l'esclava - ge, mise en valeur de l'enseigne - ment sur ces questions, promotion des arts et des cultures issus de l'es- clavage, etc.), ou matérielle (contri- bution financière des entreprises liées à la traite négrière, ouverture d'un fonds par l'Etat, réforme agraire, annulation de dettes, etc.). Selon le CRAN, il convient que le Comité pour la Mémoire et l'Histoire de l'esclavage, soutenu par d'autres experts internatio- naux, se saisisse de cette question, et produise deux rapports : l'un sur les pratiques de réparations mises en oeuvre dans le monde, l'autre sur la traçabilité des flux financiers issus de la traite négrière. Dès lors, fort de ces informations utiles, on pourrait s'inspirer de l'article 5 (abrogé) de la loi T aubira, et instaurer «un comité de personna - lités qualifiées chargées de déter - miner le préjudice subi et d'exami - ner les conditions de réparation due au titre de ce crime». Les recommandations de ce comité pourraient ensuite être mises en oeuvre par le Parlement, par les professionnels concernés, par la société tout entière.

12/ Quel est l'objectif final de la réparation ?

Le premier objectif de la répara- tion est évidemment la justice, la justice liée à ce crime contre l'humanité que fut la traite négrière. Autrement, sans réparation, la traite serait véritablement le crime parfait : un crime sans coupable, ni victime, ni indemnisation. Mais audelà de cet aspect judiciaire, il y a un second objectif, peut-être plus politique et plus philosophique, qui est la réconciliation nationale. Le CRAN estime, comme le MIR (Mouvement International pour les Réparations), qu'il faut un pro - cessus en 3 temps : Reconnaissance, Réparation, Réconciliation. 1/ Reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité : la loi T aubira l'a permis, c'est désor - mais chose faite. 2/ La Réparation, c'est ce dont nous voulons parler désormais, confor - mément à l'article 5 (abrogé) de la loi T aubira. 3/ La Réconciliation, c'est l'objectif final. Mais il n'y aura pas en France de réconciliation véritable, sans réparation véritable. .

Source : Doc de presse CRAN