Hommage à Albert Béville
Les grands hommes ne meurent jamais,nous dit le dicton.Cependant,nous sommes frappés d'une injustice.Nous déplorons fortement le fait que l'action et l'œuvre d'Albert Béville,cet apôtre illustre de la décolonisation aientsi peu de prix dans la mémoir e collective.
L orsqu'un fils de notre pays, originaire de la ville de Basse-Terre, bastion de l'as- similationnisme, et, prend fait et cause pour les déshérités, singu - lièrement en Afrique, et qu'au- cun établissement scolaire \(lycée ou collège\), si nous ne nous abusons pas, ne porte ici son nom, il y a certes matière à s'interroger. On ne peut comprendre que ce personnage soit quasiment méconnu dans son propre pays, Alors oui, ce n'est pas sans raison qu'un auteur contemporain s'est plu à rappeler que le Guadeloupéen n'avait pas la mémoire historique.
Né le 21 décembre 1915 d'une famille de huit enfants dont il est le dernier et d'un père avocat, Béville avait tout pour mener une existence à l'image de son milieu familial, à travers un conformisme sécurisant. Il fait ses études primaires et secondaires respectivement à Basse-Terre et au lycée Carnot à Pointe-à-Pitre, puis poursuit des études supérieures en France au lycée Montaigne de Bordeaux et à Louis Le Grand à Paris
. Docteur en droit, il est breveté de l'E.N.F.O.M \l'Ecole Nationale de la France d'Outre-Mer). Il nous plaît de souligner qu'il a été mobilisé en 1939 avec le grade d'aspirant, a fait la cam - pagne de France et a reçu la croix de guerre. À son époque, le contexte culturel incitait à l'engagement. Entre 1939 et 1946, les intellectuels antillais convinrent qu'il fallait donner à la notion d'iden- tité un contenu nouveau, original. Ils se sentaient investis d'une mission envers leur peuple. Rien de commun avec certains de nos intellectuels aujourd'hui qui croient se donner bonne conscience en pactisant avec l'ordre politico-social établi, abdiquant ainsi, même leur vocation. Dès 1934, le concept de négritude était donc déjà lancé avec Césaire, Senghor et Damas. L'heure est à la naissance d'une littérature spécifiquement nègre, en rupture totale avec les schémas de pensée classiques hérités de la colonisation. C'est le temps du «Cahier d'un retour au pays natal» de Césaire. Béville retrouve à Paris, à la Libération, Guy T irolien, son ami d'enfance, Senghor, et tous ceux qui sont à l'origine du bouillon - nement intellectuel contribuant à-269la réhabilitation de l'homme noir, non plus seulement considéré sous l'angle phy - sique, mais revendiquant, à la face du monde, son existence culturelle, sa place dans la mar - che de l'histoire, somme toute, son apport à l'universel. Promu en Afrique comme admi- nistrateur, continent pour lequel il ne pouvait dissimuler son irrésistible attraction, la terre des ancêtres, il eut tôt fait d'être confronté à la réalité africaine, au spectacle d'une Afrique où l'homme africain sombrait dans les affres de la déshumanisation, au mépris de la plus élémentaire humanité : «l'Afrique des bou - bous dira-t-il, flottant comme des drapeaux de capitulation». En dépit de son ascendance bourgeoise, à la vue d'une situation qui traduisait au quotidien la négation de l'homme, il réso- lut de prendre sa part au combat pour la décolonisation, en empruntant, dès 1945-46, la voie littéraire, par la publication de plusieurs ouvrages dont : Initiations, les Puissants, les grenouilles du mont kimbo, «je n'ai - me pas l'Afrique», «l'Afrique des béni oui-oui, des hommes cou - chés attendant comme une grâce le réveil de la botte» ; tout ceci, sous le pseudonyme de Paul Niger, eu égard à l'obligation de réserve attachée à l'exercice d'une fonction administrative. Bien que n'étant pas marxiste, il avait, tout au moins, inclus dans sa vision du monde la notion de praxis; à savoir, un terme cher à ceux qui se réclament de Marx et qui permet de mettre en adéquation la pensée et les actes. C'est ainsi qu'au plan politique, parallèlement, nonobstant son activité littéraire, il dénonce dans un tract, dès la fin de 1946, la mystification et l'absurdité que représente la départementalisation. Il est vrai de dire, qu'à la naissance de cette innovation juridique, il fait vraiment figure de visionnaire; je le cite : «L'efficacité de l'assimilation vient de ce qu'elle ajoute aux moyens classiques de la domina - tion \(forces militaires, policières et économiques) une série de mystifications culturelles, sociales, psychologiques). S'il prend la précaution de se créer des alliés dans toutes les couches de la société, le colonisateur prolonge indéfiniment son emprise». \(fin de citation\). Au cours de cette même année 1946, il participe à la rédaction de la revue «Présence africaine» dont il est l'un des memb - res fondateurs. Ainsi, une succession d'évène- ments va permettre au combattant d'imprimer durablement sa marque, son cachet, à la lutte anti colonialiste. Fort de son implication en politique, il adhère au Rassemblement Démocratique Africain. L'administration ne peut prendre de sanctions contre lui, compte tenu de ses affinités avec les leaders africains progressistes. En mars 1959, il rencontre Glissant au Congrès mondial des écrivains et artistes noirs à Rome. Dès 1958-59, jusqu'en 1960, il représente la Fédération du Mali (Soudan Sénégal eur de l'Office de Commerciali- sation Agricole du Sénégal. En 1960 précisément, il impulse à la lutte contre la domination coloniale une nouvelle dynamique par la création, conjointement avec Marie-Joseph et Glissant, d'un Front des Antilles-Guyane pour l'autonomie. Initiative concrétisée par le Congrès inaugural des 22 et 23 avril 1961. Ainsi naît le Front Antillo-Guyanais pour l'autono - mie dont il assure le rapport poli - tique en publiant dans la revue «Esprit» : «Les Antilles et la Guyane à l'heure de la décoloni- sation». A partir de juillet 1961, les foudres de l'administration coloniale vont s'abattre sur l'un des membres les plus influents du mouvement autonomiste. En effet, la revue «Esprit» qui relatait l'article de Béville est saisie. Dans le même temps, le Front Antillo-Guyanais est dissous, par décret du 22 juillet 1961, soit trois mois après sa création très exactement. Les ennuis vont désormais commencer pour Béville. C'est alors qu'il est frappé d'une sanction disciplinaire : la rétrogradation, constitutive d'un abaissement indiciaire et, par suite, induisant unediminution significative de ressources. Ainsi en est-il pour tout colonisé dont le comportement estsusceptible d'ébranler l'ordre colonial. Le pouvoir colonial est aux abois. Il croit pouvoir juguler la progres- sion du mouvement autonomiste en parvenant à l'agenouillement du patriote car, celui-ci, eu égard à son intelligence prophétique, avait prévu que l'assimilation n'é - tait rien moins qu'une variante de la domination coloniale, «une forme suprême de colonialisme». Mais rien n'y fait. Cette of fensive du régime n'entame en rien la dtermination du combattant, conforté en cela par son sens aigu de la justice et un humanisme profond. A ce stade de son implication, il devient dangereux. Voilà qu'il est interdit de séjour aux Antilles et refoulé, au départ d'Orly, vers l'Afrique. Devant son impassibilité face audanger , il parvient à tromper la vigilance policière et s'embarque sur le bœing Château de Chantilly à destination de la Guadeloupe et périt le samedi 22 juin 1962, à quatre heures du matin, dans les hauteurs de Caféière à Deshaies. «Puis ce fut la terre comme unpoing». Y'a-t-il peut-être une relation de cause à ef fet entre ce crash du 22 juin 1962 et l'engagement de ce valeureux patriote ? Jusqu'à ce jour, les causes de sa disparition demeurent inexpliquées, non élucidées. Il n'empêche que la Guadeloupe aura perdu dans une conjoncture politique particulière, à un moment important de son histoire, l'un de ses fils les plus dignes de respect. Il nous souvient d'un vers de cet anticolonialiste hors pair qui témoigne de son espoir en la libération de l'homme, en la libéra - tion des Antilles. Je cite : «Allons la nuit déjà achève sa cadence, j'entends chanter la sève au cœur du flamboyant». Au terme de cette évocation, force nous est de constater que l'histoire se fait sans nous. Nous voilà emmurés dans un immobi - lisme inqualifiable. Nous nous enfermons irrémédiablement dans un rôle de suivisme, de mimétisme, qui n'a son pareil dans aucun autre pays de la Caraïbe environnant. Puissent les générations présentes, jeunes et moins jeunes, s'inspirer de l'action et de l'œuvre d'Albert Béville. Qu'elles leur servent d'exemples, de repères en ces temps troublés, et suscitent en elles ce supplément d'âmes qu'il n'aura cessé d'incarner tout au long de son existence. Les grands hommes ne meurent jamais.