Les conquêtes de la Révolution d'Octobre 1917
L a question coloniale
Pour mieux mesurer les boule - versements mondiaux provo - qués par la Révolution d'Octo- bre 1917, Domenico Losurdo se penche sur l'état de l'Europe au début du 20esiècle.(1 Les colonies, les pays assujettis, les pays sous protectorat, leur défense, leur émancipation, ont été des préoccupations majeu - res de la jeune révolution socia - liste d'Octobre 1917. Aucun Parti Communiste, des pays occi - dentaux colonisateurs, ne pou - vait être admis à la 3e Internationale communiste, s'il n'acceptait de dénoncer les agissements de “son” impérialisme dans les colonies, s'il ne s'enga- geait à manifester concrètement une solidarité active avec les mouvements révolutionnaires des colonies.
La “Belle Epoque”
Nous sommes dans ces années, qualifiées de “Belle Epoque”, où l'Occident, imbu de sa puissance, se glorifie de faire partie d'une race exclusive (blanche, nor - dique, aryenne, caucasienne, etc.) infiniment supérieure aux “races inférieures.” C'est également l'époque d'un curieux paradoxe : dans les Métropoles “blanches”, la démocratie et le suf frage uni - versel se sont développés alors que, simultanément, dans les colonies, les populations sont assujetties à des rapports de tra - vail servile et semi-servile ainsi qu'à la violence et à l'arbitraire bureaucratique et policier. Cette sordide réalité a été jus - tifiée par des intellectuels de renom comme John Stuart Mill : “le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire aux barbares”.(2
Le Tournant de Lénine
La cible privilégiée de Lénine est précisément cette race de sei- gneurs fondée sur l'asservissement de centaines de millions de travailleurs d'Asie et d'Afrique par les soins d'un petit nombre de nations élues.” “Les hommes politiques les plus libéraux et radicaux de la libre Grande-Bretagne (... ment, quand ils deviennent gouverneurs de l'Inde, en véritables Gengis Khan”, écrit-il. Lénine fustige notamment l'expédition italienne contre la Libye, typique d'une nation civili- sée et constitutionnelle” qui procède au “massacre d'Arabes avec des armes ultramodernes.” Parce qu'il y a “peu de morts européens”, les expéditions des grandes puissances coloniales ne sont même pas considérées comme des guerres. On ne compte pas la vie des centaines de milliers de victimes appartenant aux peuples que les Européens oppriment.
Bolcheviks contre sociaux-démocrates
C'est sur cette question du colo - nialisme que s'opère la rupture de Lénine et des bolcheviks avec les sociaux-démocrates. Le social-démocrate allemand Edouard Bernstein, plaide pour les “races fortes” qui représentent la cause du “progrès” et contre les peuples “incapables de se civiliser” qui opposent une résistance rétrograde à la “civilisation.” En France, Léon Blum, dirigeant du Parti socialiste déclare en 1925 : “Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie.” La révolution d'octobre 1917 et l'Internationale communiste ont représenté un tournant radi- cal par rapport à cette idéologie d'arrogance et de préjugé racial. Leurs appels à la lutte d'émancipation adressés aux esclaves des colonies apparais- sent comme une menace mortelle pour l'Occident et sa suprématie planétaire. Pour le révolutionnaire coréen Pak Chin-sun, la révolution russe “fut la première à frayer une route entre l'Occident prolétarien et l'Orient révolutionnaire. La Russie des Soviets est devenue un lien entre deux mondes jusqu'alors séparés.” Il ajoute : “Il faut coordonner les actions de telle façon que le prolétariat européen assène à sa bourgeoisie un coup sur la tête juste au moment où l'Orient révolutionnaire portera un coup mortel dans le ventre du Capital”. Dans les métropoles occidentales, les jeunes Partis Communistes ont dû accepter 21 conditions pour être admis à l'Internationale communiste fondée en mars 1919.” Une d'entre elles indique clai- rement que “tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dénoncer impitoyablement les prouesses de “ses” impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la Métropole, de nourrir au cœur des tra- vailleurs du pays des senti- ments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux.” En septembre 1920, l'Inter- nationale communiste organise à Bakou le premier congrès des peuples de l'Orient en présence de plus de 2.000 délégués venant d'Asie cen- trale, de Turquie, d'Arménie, d'Iran, du Caucase, d'Inde, de Chine, de Corée. En France, le nouveau Parti Communiste, issu du Congrès de Tours de 1920, s'efforce de suivre la ligne de l'Internationale. En 1925, il s'oppose réso - lument à la guerre du Rif en appelant à une grève généra - le et en organisant l'agitation parmi les troupes en partance vers le Maroc. Ses principaux dirigeants sont arrêtés etemprisonnés. La Révolution d'Octobre n'a pas atteint tous les objectifs qu'elle avait poursuivis et proclamés. Mais le décalage entre programme et résultats est propre à toute révolution.(3 Tout au moins, de la Chine à Cuba, elle aura contribué à la victoire et à la survie des révolutions dans nombre de pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine grâce au soutien politique et matériel de l'Etat auquel elle aura donné naissance.
Jean-Pierre Dubois Source L.G.S. (1Domenico Losurdo, Le Péché originel du XXe siècle, Ed. Aden, 2007. Domenico Losurdo est professeur d'histoire de la philosophie à l'Université d'Urbino (2John Stuart Mill (1806-1873 comme l'un des penseurs libéraux lesplus influents du XXe siècle (3Domenico Losurdo utilise la métaphore de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb alors que celui-ci était parti à la recher - che des Indes.