L'école nuit-elle gravement à la santé ?

L'école ser ait la c ause de nom - breux troubles chez nos enfants.Athlète de hautniv eau, C arlos P er ez anime un centre sportif dans un quartier populaire de Bruxelles.Sur le terrain,il a noué des liens privilégiés avec les familles,partageant leurs préoccupations.Il a alors pu constater que l'école était de venue un facteur déterminant dans les troubles qui frappaient les enfants.C arlos Perez a tiré un livre de cette expérience,L'enfance sous pr ession, qui vient d'être réédité.Il revient pour nous sur les problèmes qui traversent le système éducatif.Ce qu'il a constaté pour la Belgique peut être rapporté au système éducatif français qui fonctionne aussi chez nous ?

Dans votre ouvrage "L'enfance sous pression" vous pointez du doigt la productivité obsessionnelle qu'on impose à l'enfant. Les méthodes de l'entreprise et leurs objectifs de rendement se sont-ils immiscés dans le système éducatif ?

Effectivement, les méthodes industrielles ont été incorporées à l'école, avec les mêmes causes et les mêmes effets. On y retrouve donc ces trois piliers propres au monde de l'entreprise : concurrence, restructuration et compétitivité. Cela se traduit dans le cadre scolaire par les filières de tri et de relégation. Et ce n'est pas sans danger . L'OCDE indique que dans l'industrie, on dénombre 360 millions de dépressifs qui prennent des neuroleptiques. Malheureusement, l'école suit la même tendance.

V ous dîtes que notre système éducatif fait tout pour amé- liorer le rendement. Pourtant, les professeurs et les parents se plaignent que les élèves font de plus en plus de fautes d'orthographe. Ne pensez- vous pas que, paradoxalement, le niveau baisse ?

Je ne suis pas du tout d'accord avec ce constat

. Plusieurs spécialistes se sont penchés sur la question et ont conclu que mal - gré certaines idées reçues, le niveau ne baissait, bien du contraire. Les enfants d'aujour- d'hui ont développé d'importantes capacités d'adaptation à l'environnement dans lequel ils évoluent. Ils maîtrisent de plus en plus tôt toutes les nouvelles technologies. Le problème est qu'il y a tellement d'outils différents que les enfants doivent être très flexibles. Il est difficile de s'adapter à tout.

C'est donc la grille d'évaluation qui n'est pas bonne lorsqu'on pense que le niveau baisse ?

Forcément, si on prend une grille d'évaluation qui date de deux siècles, l'orthographe sera le facteur le plus déterminant. Mais les enfants d'au - jourd'hui, s'ils ont une moins bonne orthographe, ont une meilleure conscience du texte, un meilleur esprit de synthèse, etc. Il ne faut pas oublier non plus qu'autrefois, seule l'élite avait accès à l'école. Aujourd'hui, elle est ouverte aux masses. Donc, les évaluations ne sont pas stables, elles changent tout le temps. Le niveau ne baisse pas ou n'aug - mente pas, il évolue.

Comment le modèle compétitif de l'industrie s'est-il installé dans les écoles ?

Par des réformes successives. On s'est attaqué au socle de base de l'école en réformant la pédago- gie par objectifs et par compétences. La compétence est un élément typique de l'industrie. On s'en sert pour améliorer la production de chaque ouvrier . Ce modèle basé sur la compé- tence a d'abord été incorporé dans l'enseignement technique et professionnel puis en humani- té. Il est ensuite passé dans le pri- maire jusqu'à s'immiscer dans les écoles maternelles. Les Etats-Unis ont démarré cette logique en lançant une grande réforme baptisée "Le pays en danger" dans les années 80. Elle consistait à relever le niveau de l'enseignement qu'on estimait en baisse. Il fallait figurer parmi les premiers au niveau mondial. Dans ce cadre-là, les méthodes utilisées avaient pour seul but d'augmenter la productivité sans pour autant augmenter les budgets.

Et comment se traduit concrète- ment cette volonté d'être plus productif ? On donne plus de devoirs aux élèves, ils doivent apprendre plus de matières ?

Le programme scolaire est plus lourd effectivement. Mais à côté de ça, il y a moins de professeurs, moins de moyens et plus d'élèves par classe. Comme dans l'en - treprise, il faut être hyper-pro- ductif mais aux moindres coûts. Si bien que ce système génère un stress important chez les enfants. Et pour beaucoup de professeurs, ce n'est pas évident non plus. Je me suis rendu compte de cette situation lorsque les parents du quartier venaient me trouver pour parler des difficultés qu'ils rencontraient avec leurs enfants. On retrouvait les mêmes troubles pour tous. De là, mon analyse s'est portée sur l'école et ses dysfonctionnements. C'est le pre - mier déterminant pour les enfants. C'est l'endroit où ils passent le plus de temps.

Il semble que les écoles sont de moins en moins des lieux d'édu - cation visant à donner aux enfants les outils nécessaires pour se débrouiller dans la vie. Mais plutôt des ateliers où l'on forme la future main-d'œuvre des entreprises.

En effet, nous vivons dans une méritocratie utilitariste. L'école d'aujourd'hui sert à ce qu'on soit employable tout simplement. Mais ce ne sont pas les valeurs premières de l'enseignement. Ce problème de formatage inquiète à juste titre les progres - sistes. Toutefois, il ne faut pas s'enfermer dedans non plus. La question de la santé ne doit pas devenir secondaire. En tant que sportif au contact des parents et des enfants, je peux vous dire que ce sont deux problèmes liés. La santé doit devenir une référence au sein de l'école.

Quelle alternative à ce marché scolaire ?

Il faut régler le problème de l'intérieur en éliminant le tri, la sélection et la relégation, le redoublement, les classes de niveau, les conseils de classe qui se travestissent en conseils d'orientation, les notations... Il faut bien comprendre qu'on ne trie pas les enfants. Et pourtant, l'enseignement d'aujourd'hui est un génocide pédagogique. Nous avons besoin d'un changement radi - cal comme celui nécessaire pour éliminer le racisme aujourd'hui et comme celui qui est venu à bout de l'escla- vagisme hier.

Quels moyens pourrait-on mett- re en place concrètement ?

Il faut une école formative, pédagogique. Les élèves doivent pouvoir travailler par quatre ou cinq en ateliers réduits avec ces mêmes méthodologies que j'ai pu observer en Finlande. Là-bas, les jeunes communiquent entre eux. Ici, les classes sont cloisonnées et l'élève cantonné à son pupitre. Le professeur aussi est cloisonné. Il n'y a pas non plus de véritable courroie de transmission entre l'enseignant et les parents. A Cuba par exemple, il y a un lien très fort entre l'enfant et le professeur qui suit ses élèves du primaire jusqu'au secondaire. En outre, il connait bien les parents. Il faut aussi une école de production intégrale où le sport et la culture font partie intégrante du programme. Aujourd'hui, on éjecte toutes ces activités qui peuvent faire aimer l'école à l'enfant et qui sont importantes pour son développement. Evidemment, cela demande des moyens. Mais c'est une vision de la société. Soit elle est au service de l'humain, soit elle est au service de l'économie.

A propos des deux pays que vous citez en exemple, la Finlande et Cuba, les moyens mis à disposition de l'éducation y sont plus importants ?

A Cuba, les ressources humaines, ou forces sociales comme on les appelle, sont bien plus nombreuses qu'ici en Belgique. Ces pays ont mis en place une coopération qui vient tant de l'extérieur que de l'intérieur . Bien sûr, pour que la coopération de l'extérieur opère, il faut le soutien des familles. Or , en Belgique, la fracture entre les familles d'un côté et l'école de l'autre se ressent fortement dans certains milieux. Des parents ont peur de l'école car ils ont peur de l'échec.

Vous avez mis sur pied un projet d'émancipation par le sport. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

Cela va faire trente ans que nous avons créé le centre spor - tif Fire Gym. Au début, il était assez spécialisé sur les athlètes de haut niveau. Il l'est toujours, de nombreux champions passent par chez nous comme Lorenzo Javier , champion du monde de kickboxing des poids-lourds ou SabatinDerebey , triple champion du monde de Jiu Jitsu brésilien. La liste est longue. Mais peu de temps après la création du centre, nous avons eu beaucoup de demandes dans le quartier pour organiser des activités avec les jeunes. Des liens particuliers se sont tissés et j'ai pu constater des troubles récur- rents. De là nous avons déve- loppé une analyse des problèmes de santé liés au système éducatif. Et nous avons entrepris beaucoup d'actions pour soutenir notre combat pour le bien-être des enfants.

Quel genre d'actions avez- vous mené ?

Pour les chèques sport par exemple. C'était une aide financière de l'Etat pour promouvoir le sport mais qui a été supprimée. Pour les main- tenir, nous avons lancé une campagne dans les médias et organisé plusieurs manifestations. Nous n'avons pas vrai - ment eu gain de cause mais nous sommes quand même parvenus à faire passer l'aide financière pour le sport par les CPAS (Centre Public d'AideSociale). Nous avons aussi créé une association, "Les parents luttant contre l'échec scolaire et le décrochage scolaire" qui a été fort médiatisée. Nous avons notamment fait venir au parlement Claude Anttila, une experte du ministère de l'Education finlandais. Elle nous a permis de faire connaitre les bienfaits du système éducatif dans son pays. Toujours contre le décrochage scolaire, nous avons organisé une marche avec 500 enfants à Bruxelles. Bref, Fire Gym est parvenu à se faire une place dans l'agenda politique. Nous avons ainsi obtenu pour les parents un droit de regard sur les copies d'examens de leurs enfants. Nous avons aussi contribué à ce que les enfants dyslexiques puissent être accompagnés.

Et quelle aide apporte le sport dans tout ça ?

Le sport en soi ne permet pas de lutter contre l'exclusion. Mais c'est un moyen pour les jeunes de créer des liens sociaux. Ca débouche sur un travail et une réflexion collectifs qui peuvent être à la base de combats politiques pour l'émancipation.