La gauche guadeloupéenne ou l’art de l’esquive

Le XIIIe congrès des élus dépar tementaux et régionaux du 27 décembr e 2012 a, une nouv elle fois démontré que nos représentants politiques sont passés maîtr es de l'ar t de la procr astination. A utr ement dit, ne rien décider et surtout ne pas agir tant qu'on peut l'éviter.Ils sont devenus malgré eux des professionnels de l'ajournement. «Le goût de la vérité, n'empêche pas de prendre parti». Albert Camus

P osons la question sans détour. Y a-t-il une gauche en Guadeloupe. Le débat institutionnel a encore montré l'impéritie et la pusillanimité de la classe politique dans son ensemble et singulièrement la gauche avec pour centre de gravité, les socialistes. A l'évidence, le parti du mouvement s'est lové dans un conservatisme ambiant, s'est plu jusqu'à s'enivrer et a fini par se confondre avec le statu quo, sinon à vivre en consangui- nité avec lui. Le parti dit du progrès fait encore illusion dans la pénombre, mais l'exposition au grand jour suffit à révéler combien il est décati.

La moindre discussion sur la gou- vernance de notre territoire fait intervenir des crispations, des af folements courroucés. A vrai dire, nous touchons à l'incon - scient collectif. L'ironie est que chaque élection est réduite à un référendum implicite sur l'appar - tenance à la mère patrie. Jadis, nous nous laissons chloroformés dans une ambiance de décoloni - sation, par quelques envolées patriotiques sous la forme de revendications autonomiste ou indépendantiste. Entre-temps, ces incantations gratuites, ces litanies ânonnantes sont devenues des mots tabous. Encore aujour- d'hui, nous restons toujours effarouchés à la simple expression de modification de nos institutions. Une modeste transmutation linguistique. Le changement de la syntaxe enferme le débat dans un langage codé et mystificateur. Nous ne pouvons croire que la réalité a changé, là où quelques formules ont évolué.

I - DE QUOI LE STATUT DÉPARTE- MENTAL EST-IL LE NOM ?

L'art de la fugue sur le devenir institutionnel de la Guadeloupe, est devenue le fond de sauce qui accompagne tous les plats à la saveur trompeuse que l'on noussert.

La départementalisation de 1946

Mise à part les fortes réserves for- mulées par le député socialiste guadeloupéen Paul Valentino (1902-1988), la Guadeloupe a été assez en retrait des débats relatifs à la loi n°46-451 d'assimilation du 19 mars 1946. En ef fet, l'initiative de la départementalisation a été l'œuvre des députés communis - tes martiniquais Aimé Césaire et Léopold Bissol, du sénateur guya - nais Gaston Monnerville et du député communiste réunionnais Raymond V ergès. Devenu le pro - cureur général de la départe - mentalisation, A. Césaire dresse le 26 avril 1947 devant la Chambre des députés, un réquisitoire au vitriol d'une loi dont il a été le rapporteur un an plus tôt :

«nous sommes nombreux, de plus en plus nombreux à croire que le statut des DOM doit être repensé et modifié. Nous croyons qu'il est dépassé par la vie, par l'histoire, condamné par l'évolution et qu'il y a danger à s'y agripper de façon superstitieuse…»

. La répugnance à toucher au statu quo, la crainte de l'in- connu et le sentiment d'insécurité matérielle hérité de l'histoire ont inculqué au grand public un conservatisme politique, une résignation départementale et une apathie générale. L'abondance artificielle administrée comme anesthésiant est le salaire de la docilité politique.

Le référendum de 1958.

Le référendum constitutionnel du 28 septembre 1958 impliquait l'entrée des DOM dans la com- munauté française ou l'indépen- dance. La visite du ministre itinérant André Malraux en Guadeloupe ne souffre d'aucune contestation ou difficulté. Contrairement à la Martinique et la Guyane, le vote du Oui est donné gagnant. La volte face aussi rapide qu'inexpliquée de Césaire (PPM) favorable à des franchises locales et de Justin Catayée (PSG) défenseur d'un statut spécial, ne sera récompen- sée que par un droit de consultation et un pouvoir de proposition très peu usité par le conseil géné- ral. C'est la fameuse départemen- talisation adaptée (décret n°60406 du 26 avril 1960).

La régionalisation de 1972

L'accueil mitigé au projet de régionalisation spécial -projetMeesmer - est révélateur de l'état d'esprit de la classe politique de voir le gouvernement modifier le statut départemental devenu un «fétiche» (Césaire). Cette volonté de rejet de toute évocation de la question statutaire à une dimension névrotique. Finalement, après la non adoption du projet d'instauration d'une région Antilles/Guyane et de l'amendement du sénateur communiste Marcel Gargar d'instituer une assemblée constituante, la loi n °72-619 du 5 juillet 1972 instau- re un établissement public régio - nal sur une base monodéparte - mentale à compter du 1er octob - re 1973.

Le programme commun de la gauche de 1972

Signé le 27 juin 1972, il inscrit les DOM dans la partie consacrée à la politique internationale. Le droit à leur autodétermination est explicitement af firmé. Cette disposition conduit à une scission au sein de la fédération socialiste de la Guadeloupe transformée au congrès des Abymes du 16 juillet 1972 en mouvement socia - liste de la Guadeloupe (MSG). Le candidat du MSG à la députation de 1973 fait une campagne élec - torale sur fond du spectre de la rupture de la Guadeloupe avec la France dans l'hypothèse d'une victoire de l'Union de la gauche. La référence aux avantages acquis est un classique de l'arse - nal électoral qui rappelle les inté - rêts matériels en jeu dans la ques - tion statutaire. Le maintien du niveau de vie implique la renon - ciation à un quelconque destin séparé.

La décentralisation de 1982

Du fait de l'acte manqué de la collectivité unique, la régionalisa- tion est appliquée avec 3 ans d'avance (1983) sur la métropole (1986) sur une assise territoriale monodépartementale. Elle constitue un volet supplémentaire de l'assimilation par anticipation. L'article 7 de la loi constitution- nelle n°2003-276 du 28 mars 2003 relative à l'organisation décentralisée de la République a confirmé ce double ancrage insti- tutionnel en créant la dénomination de département et région d'outre-mer (article 72-3 al. 2 Constitution). La décentralisation offrira ainsi un cadre juridique rêvé, inespéré à l'application du fameux moratoire de Césaire. Oubliée l'autonomie, au revoir l'émancipation. Elle n'apporta aucune attribution significative par rapport aux prérogatives détenues avant 1946 par le conseil général à «l'allure de petit parlement» (H. Bangou).

La consultation populaire du 7 décembre 2003

Depuis le référendum de 1958, les électeurs n'étaient pas appelés à se prononcer sur l'évolution de leurs institutions dans le cadre de la République et de l'Union européenne. A notre grande surprise, les défenseurs historiques d'une collectivité unique qu'ils ont sacralisé à mesure de leurs louanges, se sont époumonés à la diaboliser. Entre-temps, ils ont fait sienne la diatribe de Chateaubriand à l'encontre de Talleyrand : «qui ne voyait qu'en arrière». Au final, les guadelou - péens ont rejeté à 72,98% des suf frages exprimés le projet de création d'une collectivité unique pourtant régie par le principe de l'assimilation ou de l'identité législative prévue à l'article 73 de la Constitution.

II - LA QUESTION DE LA LÉGALITÉ DES RÉSOLUTIONS DU CONGRÈS

Les arguments échangés, les qualités réflexives font douter de la capacité de la classe poli - tique tout entière à mener à bien le pays sur la voie du chan - gement. Des esprits émancipés capables de faire du neuf et d'entraîner le peuple sont une denrée rare. Nous devrions éga - lement nous interroger sur la valeur juridique des résolutions adoptées par le congrès.

Le rôle du Congrès.

C'est l'article 62 de la loi d'orien - tation pour l'outre mer n°20001207 du 13 décembre 2000 qui institue le congrès des élus dépar- tementaux et régionaux. Ce pisaller délibère de «toute proposi - tion d'évolution institutionnelle ou concernant de nouveaux transferts de compétences…». Visiblement, nos congressistes fei- gnent d'ignorer ce dispositif codi- fié à l'article L.5915-1 CGCT. Ironie de l'histoire, le XIIIè congrès du 27 décembre 2012 relatif au projet guadeloupéen de société a été paradoxalement expurgé du volet institutionnel puis intégré en séance.

La modification de l'ordre du jour

L'ordre du jour est déterminé par délibération prise à la majorité des suffrages exprimés des membres de l'assemblée qui assure la présidence (article L.5912-1 al. 1 CGCT). En l'espèce, l'assemblée régionale. Le droit de proposition des congressistes doit s'exercer dans le respect du délai de convo- cation de 10 jours (al. 2 dudit article). Initialement, la question de l'avenir institutionnel n'était pas prévue à l'ordre du jour. A l'instar du IXè congrès du 28 décembre 2010, la gouvernance a été inscrite in fine par un vote en début de séance. Cette liberté de modifier les questions en débat, mécon- naît le principe du droit à l'infor- mation préalable de la représentation politique. D'autant, si aucun renseignement ne leur ait été transmis sur ce point avant l'ouverture des travaux du congrès. Une jurisprudence cons - tante précise que la mention de l'ordre du jour sur la convocation adressée aux élus revêt un carac - tère obligatoire. Il constitue donc une formalité substantielle. Par ailleurs, en application du princi - pe de la hiérarchie des normes, le règlement intérieur du conseil régional (article 3 al. 3), simple acte administratif est subordon- né aux lois et règlements existants (Conseil d'Etat Assemblée 30 mars 1966, Election d'un viceprésident du conseil général du Loiret). En conséquence, la réso- lution sur la gouvernance territo- riale a été adoptée selon une procédure irrégulière et doit à ce titre être annulée.

III - LES MOTIVATIONS D'UNE COLLECTIVITÉ UNIQUE

En 2010, le comité pour la réfor- me des collectivités territoriales présidé par l'ancien premier ministre Edouard Balladur a pro- posé l'instauration d'une collectivité unique dans les DOM. En effet, la partition inachevée des prérogatives entre les assemblées locales freine l'action publique et démunie son efficacité. Avec un budget unique, une seule collectivité pourrait mieux équilibrer ses efforts sur le territoire et se lancer dans des investissements plus importants en matière de transport, de santé ou de développement économique. Par ailleurs, cette fusion entraînera des économies d'échelle et donc des moyens financiers supplé - mentaires nés de la suppression des doublons d'emplois, de la diminution du nombre d'élus, de la réduction des frais de structu- re, d'infrastructure et des dépen- ses de gestion courante (communication, parc automobiles….).

Le recul du projet de loi de décentralisation III

Qui a dit : «lorsque tout le monde se mêle de tout, personne n'est responsable de rien. Y a-t-il enco- re quelqu'un pour penser qu'il n'y a rien a changé ?». Je vous le donne en mille. N. Sarkozy , prési- dent de la République le 7 janvier 2009 lors de ses vœux aux parle - mentaires, représentants du par - lement européen et au conseil de Paris. Le projet de texte réintro - duit la clause générale de com - pétence du département et de la région, encadrée par les articles 73 à 78 de la loi n °2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales. A compter de 2015, leurs prérogatives devraient être exclusivement limitées à celles que leur attribue la loi : c'est le principe de spéciali- té. Seules les communes conservaient le bénéfice de la clause générale de compétence. Ce retour en arrière maintient les enchevêtrements des différents échelons territoriaux, la confu- sion des compétences notamment en matière fiscale qui conduit à l'irresponsabilité sinon à la dilution de responsabilité des différents acteurs politiques locaux.

La Collectivité Unique : un choix de raison

En rassemblant des attributions souvent connexes et complé - mentaires, nous augmentons la cohérence et la performance d'une action publique moins dispendieuse. L'objectif est de réaliser des économies de fonc - tionnement, éviter la concurren - ce entre les collectivités, simplifier les prises de décision et les circuits administratifs, garantir plus de simplicité, de clarté et de lisibilité pour nos concitoyens, de renfor - cer le poids politique de la collec - tivité au moment où la compétitivité avec la Caraïbe est devenu un enjeu majeur. Il ne s'agit pas simplement de simplifier et de fusionner entre eux des échelons administratifs, mais de penser une organisation plus pertinente et efficiente qui nous permet de nous projeter dans un avenir tributaire d'un contexte budgétaire de plus en plus contraint. Il s'agit non seulement de préserver nos capacités d'intervention, mais d'étendre l'offre et d'améliorer la qualité du service public dispensée aux administrés. Au final, il nous revient d'unir nos compétences, mutualiser nos moyens et de rationaliser nos interventions.

Le droit à compensation

La réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 s'est attachée à garantir aux collectivités locales le droit à compensation. Ainsi, « tout transfert de compétences entre l'Etat et les collectivités ter- ritoriales s'accompagne de l'attribution de ressources équivalentes à celles qui étaient consacrées à leur exercice » (article 72-2 al. 4 Constitution). Toutefois, cette garantie ne recouvre en rien le risque de déséquilibre dans le futur. Autrement dit, il ne revient pas à l'Etat de compenser les charges résultant d'un éventuel développement du domaine transféré dans les années suivan- tes (Conseil d'Etat n°342072 du 29 octobre 2010 Département de la Haute Garonne).

IV - LES GARDE-FOUS À LA COLLECTIVITÉ UNIQUE

Rappelons qu'avant la transfor - mation en mars 1983 de la région sous la forme d'établissement public en collectivité territoriale, la Guadeloupe était administrée par une collectivité unique : le conseil général. V isiblement, cette architecture administrative n'a pas été la nourricière d'un quelconque apprenti dictateur . Par ailleurs, l'assemblée délibé - rante est souveraine pour voter ou non tout projet de délibéra - tion et de déléguer et retirer ses propres pouvoirs à l'exécutif (communes de Basse-Terre en 2006 ou du Lamentin en 2012). En outre, l'exécutif est tenu de convoquer sur demande du tiers des élus (commune du Lamentin en 2012), l'assemblée délibérante dans un délai de 30 jours. Ce dispositif pourrait être complété par l'institution d'une motion de censure signé par au moins un tiers des élus. Son adoption par la moitié des membres de l'assem - blée délibérante entraînerait la démission de droit du président de ses fonctions exécutives (pro - position de loi n ° 617-16 janvier 2013-assemblée nationale).

L'organisation de la gouver nance : un exécutif collégial

La loi ordinaire n ° 2011-884 du 27 juillet 2011 qui érige la Martinique en collectivité unique, institue un conseil exécutif de 9 membres composé du président, de vice-présidents et de conseillers. Il se distingue de l'as - semblée délibérante dotée d'un président pour diriger ses tra - vaux. Toutefois, son ordre du jour est fixé en priorité par le conseil exécutif élu par ladite assemblée au scrutin majoritaire de liste. Il peut être renversé par l'adoption d'une motion de défiance constructive déposée par au moins un 1/3 des conseillers de l'assemblée à la majorité des 3/5. En outre, l'appartenance au conseil exécu- tif est incompatible avec le mandat de conseiller à l'assemblée. Un système de collégialité qui s'inspire du schéma institutionnel de la collectivité territoriale de Corse prévu par la loi n°91-428 du 13 mai 1991.

Le contrôle des actes.

Le préfet exerce un contrôle a postiori sur les actes de l'assemblée délibérante et de l'exécutif local. Eventuellement, il peut déférer au tribunal administratif les délibérations et arrêtés qu'il estime contraires à la légalité dans les 2 mois suivant leur transmission. Par ailleurs, le préfet peut assortir son recours d'une demande de suspension de l'acte dans un délai de 15 jours. De surcroît, un «contrôle juridictionnel spécifique» est exercé sur les actes des collectivités d'outre mer relevant du domaine de la loi. Ainsi, les lois du pays de l'assemblée délibérante de la Polynésie française (Saint-Martin et Saint- Barthelémy) relèvent directement du conseil d'Etat (article 74 Constitution). En Nouvelle- Calédonie, les lois du pays sont soumises à l'instar des lois nationales, à l'avis du conseil d'Etat et au contrôle du conseil constitutionnel (article 77 Constitution). Parallèlement, l'exécutif (maire) est tenu de convoquer sur demande motivée du préfet, le conseil (municipal) dans un délai maximal de 30 jours. En cas d'urgence, le représentant de l'Etat peut abréger ledit délai (article L.2121-9 CGCT).

Aujourd'hui, notre devenir histo- rique se déroule mais ne progresse pas. Et pour preuve. Nous avons assisté au cours de ces dernières décennies à un défilé d'impasses, une succession de situations blo- quées, un immobilisme en mar- che dont nous ne savons com- ment l'arrêter. Il nous faut donc lever les interdits, briser les tabous et vaincre les obstacles d'un réel changement, car «l'heure de nous-mêmes a sonné» (Césaire).

Bibliographie

• Henri Bangou, La Guadeloupe et sa décolo- nisation ou un demi siècle d'enfantement. L'Harmattan. 2001. • José Mariette, la gauche antillaise sous le Vè république. Editions des Ecrivains. 1999. • Denis Lefebvre, le socialisme et les colonies. Le cas des Antilles. Editions Bruno Leprince. 1994. • Henri Bangou, le parti socialiste français face à la décolonisation : de Jules Guesde à François Mitterrand. Le cas de la Guadeloupe. L'Harmattan. 1985.