Les fondements historiques et idéologiques du racisme «respectable» de la «gauche» française (3e partie et fin)

LA CONSTRUCTION DU CONSENSUS COLONIALISTE

L'offensive idéologique de la classe dominante a créé l'espace mental qui a permis la colonisation. L'image des autr es cultur es et civilisations diffusée par la pensée des Lumières et amplifiée par laT r oisième République, de même que l'idée d'être l'avant-garde de l'humanité ont préparé les esprits à la conquête : «il existe un espace mental qui, d'une certaine façon, préexiste à l'instauration de l'ordre colonial, espace essentiellement composé de schèmes de pensées à travers lesquels est reconstruite la coupure entre les occidentaux et les Autres -les schèmes Pur/Impur, Bien/Mal, Savoir/Ignorance, Don d'Amour/Besoin d'Amour. La perception de l'Autr e comme un êtr e dans l'enfance de l'humanité, confiné aux ténèbr es de l'ignorance comme l'incapacité à contenir ses pulsions informe la pensée coloniale et la connaissance anthropologique». De fait l'opposition aux guerres de conquêtes coloniales fut à la fois faible et tardive

. Les quelques voix anticoloniales comme celles de Georges Clémenceau et de Camille Pelletan restent isolées et marginales. L'imprégnation coloniale est profonde comme en témoigne le rapport adopté à l'unanimité au congrès interfédéral d'Afrique duNor d du parti communiste en septembre 1922 : «L'émancipation des indigènes d'Algérie ne pourra être que la conséquence de la révolution en France (…). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens est actuellement inutile et danger euse. Elle est inutile par ce que les indigènes n'ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette d'accéder aux conceptions communistes. (…). Elle est dangereuse (…) parce qu'elle provoquerait la démission de nos gr oupements». Certes ces positions fur ent condamnées par la direction du PCF et peu après les militants communistes donnaient un exemple d'internationalisme dans l'opposition à la guerr e du Rif en 1925, mais leur simple existence témoigne de l'imprégnation de l'imaginair e colonial jusque dans la gauche la plus radicale de l'époque. Le reste est connu : abandon du mot d'ordre d'indépendance nationale à partir du Fr ont populair e, pr omotion de l'Union française après 1945, vote des pouvoirs spéciaux en 1956. En dépit de ces positions, le PCF a été le seul à avoir eu des périodes anticolonialistes conséquentes. La S.F.I.O. pour sa part est ouvertement colonialiste : «à l'exception de quelques individualités «anticolonialistes», la majorité du parti socialiste s'est ralliée à l'idée d'une colonisation «humaine, juste et frater nelle» et r efuse de soutenir les nationalismes coloniaux qui attisent la haine des peuples, favorisent les féodaux ou la bourgeoisie indigène».

DES HÉRITAGES ENCOMBRANTS TOUJOURS AGISSANTS

Au cœur de la pensée des Lumièr es puis du discours colonial se trouve une approche culturaliste clivant le monde en civilisations hiérarchisées, expliquant l'histoire et ses conflits en éliminant les facteurs économiques et justifiant les interventions militair es «pour le bien» des peuples ainsi agr essés. Il s'agit ainsi d'émanciper l'autre malgré lui et si nécessair e par la violence. C'est ce que nous avons appelés dans d'autres écrits le «racisme respectable» c'est-à-dire un racisme ne se justifiant pas «contre» le racisé mais s'argumentant de grandes valeurs censées l'émanciper. Force est de constater que cette logique de raisonnement est loin d'avoir disparu dans la «gauche» française. Elle a même été étendue en dehors des questions internationales puisqu'elle agit également en dir ection des questions liées aux français issus de la colonisation. Donnons quelques exemples. Le premier est celui de la logique intégrationniste encore présente fortement à «gauche». Cette logique relève entièrement du culturalisme binaire portée par la pensée des lumières. Les difficultés subies par les citoyens issues de la colonisation, qu'ils soient français ou étrangers, ne sont pas expliquées dans l'intégrationnisme par les inégalités qu'ils subissent ou leurs conditions matérielles d'existence. Ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant : obstacles culturels à l'intégration, intégration insuffisante, islam comme contradictoire avec la république et la laïcité, inadaptation culturelle, etc. Il s'agit ainsi d'émanciper l'autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C'est le « racisme respectable », ne se justifiant pas «contre» le racisé mais s'ar gumentant de grandes valeurs censées l'émanciper. Dès lors les objectifs de l'action ne sont pas l'éradication des inégalités mais la transformation des personnes c'est-à-dire qu'il s'agit de les civiliser en les assimilant. Ce n'est pas un hasard si le terme d'intégration est vomi dans les quartiers populaires et perçu comme une agr ession. C'est ce qu'Abelmalek Sayad appelle le «chauvinisme de l'universel» comme l'a été celui des Lumières : «[Les enfants de parents immigrés seraient] alors, selon une r eprésentation commode, sans passé, sans mémoire, sans histoire (…), et par la même vier ge de tout, facilement modelables, acquis d'avance à toutes les entreprises assimilationnistes, même les plus éculées, les plus archaïques, les plus rétrogrades ou, dans le meilleur des cas, les mieux intentionnées, mues par une espèce de «chauvinisme de l'universel». Si la droite est globalement dans ce que Sayad nomme les entreprises «éculée», la «gauche» est encore fortement dans de qu'il nomme le «chauvinisme de l'universel». Ces deux approches recoupent celles entre «colonisation violente» et «colonisation humanitaire» de l'époque coloniale. Elles sont basées sur une coupur e binair e entr e deux entités homogénéisées (un «Nous» homogène face à un «Eux» homogène) qui est une autre des caractéristiques de l'ethnocentrisme des Lumières puis du discours colonial et qui ne cesse de s'entendre aujourd'hui dans les discours sur le communautarisme ou le «repli communautaire». Écoutons encore Sayad sur le processus d'homogénéisation : «Au fond ne s'autorise-t-on pas du préjugé identifiant les uns aux autres tous les immigrés d'une même nationalité, d'une même ethnie, ou d'un groupe de nationalité (les Maghrébines, les Africains noirs, etc.), pour fair e passer dans la réalité et pour mettre en œuvre dans la pratique, en toute légitimité et en toute liberté, l'illusion communautaire ? Ainsi la perception naïve et très ethnocentrique qu'on a des immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté illusoir e». Sayad parle ici des immigrés mais la logique est en œuvre pour les Français issus de la colonisation. De même l'homogénéisation s'est étendue aux «Musulmans». Lorsque les membr es du «Eux» ne perçoivent pas leurs intérêts, il convient de les émanciper malgré eux. Cette logique a justifié autant les guerr es coloniales hier, les agressions impérialistes contemporaines comme celle d'Afghanistan par exemple au plan externe et la loi d'interdiction du foulard à l'école en 2004 au plan inter ne. Hier comme aujour d'hui elle est présente, bien sur à droite, mais également à «gauche». C'est pour émanciper qu'il fallait coloniser, c'est pour libérer les femmes afghanes qu'il fallait intervenir militairement en Afghanistan, c'est la libération de la femme qu'il fallait pour instaurer une police des habits. L'héritage est pesant et agissant. Il forme un obstacle épistémologique à la compréhension des enjeux économiques et politiques du monde contemporain et des luttes sociales qui le caractérise.

LES DIFFICULTÉS SUBIES PAR LES CITOYENS ISSUES DE LA COLONISATION NE SONT PAS EXPLIQUEES DANS L'INTEGRATIONISME PAR LES INEGALITES QU'ILS SUBISSENT

Ce sont au contraire des facteurs culturels qui sont mis en avant. Prenons un dernier exemple dans les révolutions qui ont secoué la Tunisie et l'Égypte. Elles ont massivement été saluées comme signe positif par l'ensemble de la gauche. Il restait à les caractériser et demanièr e significative ont fleurit des expr essions les comparant à 1789 : «le1789 du monde arabe». De nouveau l'étalon reste la France comme le raillait déjà Marx il y a plus d'un siècle. L'historien Pierre Serna commente : « Non la Tunisie n'est pas en 1789 ! Par pitié que l'on cesse d'instrumentaliser l'Histoire en mesurant l'histoire du monde à l'aune de l'histoire de France. La posture consciente ou non de Jean Tulard, dans Le Monde du 18 janvier, qui consiste à considérer les Tunisiens en face de leur 1789, relève d'une lecture post-colonialiste insultante au pire, condescendante au mieux. Les tunisiens auraient 220 ans de retard sur l'histoire de France et découvriraient enfin les vertus de la liberté conquise. Eh bien non ! La liberté n'est acquise pour nul peuple, et à leur façon les français doivent lutter pied à pied pour leurs anciennes conquêtes en ces temps de r ecul systématique du pacte républicain. C'est nous qui devons apprendre des Tunisiens et non le contraire. Nous sommesr estés dans un 1789 mental, mythifié et figé. Les Tunisiens eux sont bien en 2011». L'insulte ou la condescendance, le paternalisme, le maternalisme ou le fraternalisme d'une part et la condamnation indignée d'autr e part, la diabolisation ou l'infantilisation, etc. sont des attitudes politiques extrêmement fréquentes à «gauche» et même à «l'extrême-gauche» dans les analyses sur les quartiers populair es et leurs habitants. Elles ont été présentes au moment des débats sur la loi d'inter diction du foular d à l'école, lors des révoltes des quartiers populaires en novembre 2005, au cours des multiples débats sur la revendication d'une régularisation de tous les sans-papiers, etc. Elles sont présentes également dans les commentaires des résultats électoraux en Tunisie et en Égypte comme elles l'étaient au moment des agressions contre l'Irak, l'Afghanistan ou la Libye. Dans notre approche matérialiste, les penseurs des Lumières sont le résultat de leur époque, de son état des savoirs et de ses limites historiques. Le regard non critique et dogmatique sur la pensée desLumièr es est depuis bien longtemps une arme des classes dominantes et un héritage encombrant pour les dominés.

Saïd Bouamama