La rançon, les chaînes et la servitude

François Hollande est arrivé mardi 12 mai dans l’île sur fond de polémique concernant la dette réclamée par la France lors de l’indépendance.

Quatorze bâtiments de guerre, 528 canons. L’armada escortant l’ordonnance du 17 avril 1825 ne laissait guère de choix aux dirigeants de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue. C’est sous la menace d’un blocus que le président haïtien, Jean-Pierre Boyer, consentit à conclure l’odieux marché imaginé par CharlesX : la reconnaissance de l’indépendance de la jeune République noire contre le versement d’une indemnité de 150 millions de francs-or destinés au dédommagement des colons. Ceux-ci n’avaient-ils pas perdu, avec la révolution haïtienne, de très rentables «biens meubles», ainsi que le Code noir définissait les esclaves. Sous la contrainte, Haïti devait donc s’acquitter d’une somme démesurée, pour prix d’une liberté pourtant conquise par les armes et dans le sang. À la veille de la Révolution française, la colonie française de Saint- Domingue était la plus riche, la plus prospère, celle dont l’or blanc, le sucre, avait permis de bâtir, sur le Vieux Continent, d’insolentes fortunes. L’exploitation de la main-d’œuvre servile, 550 000esclaves, était telle que l’espérance de vie des Africains déportés dans l’île ne dépassait pas quinze ans sur les exploitations sucrières. Le souffle de 1789, parvenu jusque dans les plantations, a ébranlé cette société coloniale, encourageant l’insurrection des esclaves, sous la conduite de Toussaint Louverture. «On ne peut séparer cette révolution de 1789. Les idéaux de la Révolution, portés à leur paroxysme -puisqu’il n’avait jamais été question d’abolir l’esclavage- ont favorisé l’abolition de l’esclavage par les esclaves euxmêmes, les armes à la main. Cette situation est unique au monde», expose l’historien Mar cel Dorigny .

«LES CITOYENS DE COULEUR, VÉRIT ABLES SANS-CULOTTES DANS LES COLONIES»

Après deux ans de guerr e, le 16 pluviôse an II, la Convention entend le témoignage du député de Saint- Domingue Louis-Pierr e Dufay , un bour geois parisien rallié aux idées abolitionnistes des commissair es civils Léger -Félicité Sonthonax et Étienne Polver el. L ’élu pr end la défense des «citoyens de couleur , qui sont le peuple, les véritables sans-culottes dans les colonies». «Législateurs, on calomnie les Noirs, on envenime toutes leurs actions, parce qu’on ne peut plus les opprimer», lance le conventionnel, en brossant le tableau des trahisons de colons contre-révolutionnaires prêts à livrer le pays aux Anglais ou aux Espagnols pour sauvegarder leurs privilèges. Les délégués de SaintDomingue remportent l’adhésion de l’Assemblée, qui vote en faveur de l’abolition de l’esclavage. Mais la contre-révolution aura raison de cette historique avancée et le rétablissement de l’esclavage en 1802 par le premier consul, Napoléon Bonaparte, rallume laguerr e à Saint-Domingue o ù les anciens esclaves, r efusant de retourner à leurs chaînes, af frontent les troupes napoléoniennes.

Toussaint Louverture est capturé et déporté en France, où il rend son dernier souffle dans la captivité, en 1803. Le 18 novembre de cette même année, la bataille de Vertières scelle la défaite des troupes de Rochambeau face à l’armée noire du général Dessalines, dont les hommes se battent en chantant la Marseillaise. C’est l’épilogue d’une longue et sanglante guerre pour la liberté. Le 1er janvier 1804, Haïti proclame son indépendance. Vaincue, la France ne se résout pourtant pas à la perte de cette précieuse colonie qu’elle espère ramener un jour ou l’autre dans son giron.

Au gré des régimes, l’ancienne métropole refuse de reconnaître l’indépendance de la première République noire, mise au ban des nations. Jusqu’à l’unilatérale décision de CharlesX, qui affirme vouloir «concéder» son indépendance au jeune État, en contrepartie de chaînes financières qui hypothéqueront de manière tragique le devenir d’Haïti. Pour s’assurer du versement de ces sommes colossales, Paris a imaginé un montage financier complexe, impliquant les banques françaises. Haïti, prise au piège de la dette, emprunte pour s’acquitter de la première des cinq annuités de 30 millions de francs-or imposées par la France. Étranglée par la chute des cours du café, sa principale sour ce de r evenu, Haïti ne peut, ensuite, honor er les quatr e échéances suivantes. «En 1838, le gouver nement de Louis-Philippe négocie avec Haïti deux traités séparés. Le pr emier r econnaît l’indépendance d’Haïti, sans condition ; le second est financier et ramène la dette à 90 millions de francs-or payables sur tr ente ans. Donc tout aurait dû être réglé en 1868, mais, en fait, Haïti ne pouvait pas débourser une telle somme sur cette durée. Le pays a continué de payer la France en étant obligéd’emprunter , avec des intérêts, auprès de banques dont la majorité étaient françaises, poursuit Marcel Dorigny. La dette a perduré jusqu’en 1883, mais restait alors à régler les emprunts souscrits auprès des banques pour payer la France ; en 1915, quand les Américains ont débarqué à Haïti, le pays payait encore et toujours une dette extérieure».

La rançon imposée par la France à son ancienne colonie équivaudrait, aujourd’hui, à 17 milliards d’euros. «Quand je viendrai à Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons», assurait François Hollande en inaugurant dimanche, à Pointe-àPitre, rémière étape de sa tournée caribéenne, le Mémorial ACTe, musée dédié à la mémoire de l’esclavage. Son entourage s’est empressé de corriger, évoquant une dette non pas financière, mais «morale». Cette invraisemblable histoire d’affranchi prié d’indemniser son bourreau n’en pose pas moins, deux siècles après l’indépendance d’Haïti, l’épineuse question des réparations, indispensables au relèvement d’un pays meurtri, parmi les plus pauvres du monde.