Chlordécone : Le crime d’Etat ANALYSE DES PROPOSITIONS DU RAPPORT BÉNIN

Le mardi 26 novembre 2019, sous la houlette de son Rapporteur Justine Bénin, la Commission d’Enquête Parlementaire sur le chlordé- cone et le Paraquat a publié le résultat de ses travaux.

Ce rapport est assorti de 47 propositions toutes relatives au chlordé- cone. Plusieurs commentaires qui font ressortir leur logique d’en- semble m’ont été inspirés par 24 d’entre elles.

1. Des préconisations positives

• Dispenser une éducation sani- taire dans les écoles• Etablir une cartographie inté- grale de la contamination des sols • Accompagner les pratiques agri- coles hors-sol, y compris en agricul- ture biologique• Lancer des recherches relatives au(x) risque(s) sanitaire(s) des personnes exposées• Développer une recherche locale par la création d’un Institut Pluridisciplinaire de Recherche sur le chlordécone à l’Université des Antilles• Créer un Fonds d’indemnisation des victimes du chlordécone concernant leur préjudice corporel • Indemniser intégralement les personnes (agriculteurs, pêcheurs, éleveurs) empêchées d’exercer leur activité professionnelle

2.Certaines non réponses aux attentes de la population ou des socioprofessionnels • Seul un «label de qualité» est recommandé mais non un «label zéro chlordécone» : «Elaborer, en lien avec les interprofessions agri- coles, une charte et un label de pro- duction de qualité garantissant la traçabilité des produits»

•Un label «bio» dégradé est pro- posé au détriment de la santé des populations : «adapter la législation actuelle [concernant l’agriculture biologique] aux spécificités de la Guadeloupe et de la Martinique»

.Du bio local ainsi défini dont aucun européen ne voudrait !

• La gratuité des dosages sanguins est restreinte à certaines catégories de personnes : «Définir des catégo- ries de personnes potentiellement plus exposées aux risques et leur pro- poser un dépistage et un suivi sani- taire systématique, tous deux pris en charge par l’assurance maladie»

• L’arrêt des transferts de pollution par l’eau d’irrigation est subordonné à de nouvelles études : «Réaliser des études complémentaires sur l’eau utilisée pour les cultures d’irrigation et opérer des contrôles réguliers pour éviter tout transfert». Pendant ce temps, notre foncier, nos végétaux et nos animaux continuent de se contaminer dans les parties de notre territoire irriguées par l’eau contaminée qui n’est toujours pas filtrée. Par ailleurs, quid des trans- ferts de terre contaminée dont on retrouve la trace et les effets en zones péri urbaines notamment à Gourbeyre et à Pointe-à-Pitre (cf BRGM Guadeloupe) ?

• Des zones d’interdiction de mise en culture sont préconisées :«Mettre en place des zones d’inter- diction des cultures sensibles dans les zones fortement contaminées à l’instar des zones d’interdiction de pêche avec un accompagnement à la mutation des pratiques cultu- rales ou à la reconversion». Com- pte tenu de la faible étendue de notre foncier, il serait préférable de réaliser un maillage très fin de la cartographie des sols pollués. A contrario, la mesure préconisée par les auteurs du rapport de la Commission d’enquête pénalise- rait très fortement les agricul- teurs.

• Plusieurs mesures de contrôle des producteurs sont proposées afin de rassurer les consomma- teurs…, mais pourquoi ne pas pro- poser la création de Marchés d’Intérêt Régional (MIR) entière- ment approvisionnés par des pro- ducteurs particulièrement contrô- lés à chaque étape de leur activité ?

• Un renforcement des contrôles est préconisé pour les parcelles cul- tivées illégalement : «Renforcer le contrôle des parcelles cultivées dans l’illégalité (compétence des DAAF)». Quid du contrôle de celles culti- vées en toute légalité ? Les petits paysans du GIE Sud Basse-Terre observent depuis des années que l es contrôles les frappent très régulièrement alors qu’ils ne concernent pratiquement jamais l es gros propriétaires.

• Le 25 septembre 2019, la Commission d’enquête auditionnait Eric Godard. Sous serment, cet a ncien Coordonnateur Interminis- tériel et Interrrégional, Chargé de Mission chlordécone auprès des Préfets de Guadeloupe et de Martinique, révélait que selon les informations en sa possession, l’Autorité de Santé était informée par la DASS, depuis 1991 que l’eau du réseau public était contaminée au chlo

rdécone. Pourquoi la Commission d’enquête n’a-t-elle préconisé aucune mesure permet- tant de faire toute la lumière sur ce point et, le cas échéant, de rendre justice aux Antillais ?

3. D’autres propositions qui tradui- sent un manque d’ambition

• Nomination d’un Délégué Interministériel :«Nommer un Délégué Interministériel chargé de l’exécution du Plan chlordécone pour assurer la coordination et la transver- salité des politiques publiques». Contrairement au troisième plan qui ne disposait d’aucun coordinateur, les deux premiers plans chlordécone disposaient d’un coordinateur inter- ministériel et interrégional. Seul un coordinateur interministériel est proposé pour le quatrième Plan chlordécone. Chacun comprend que si ce haut fonctionnaire n’est pas simultanément coordonnateur interrégional, la gestion publique de la crise du chlordécone ne pourra que continuer à diverger entre la Martinique et la Guadeloupe.

• Informer régulièrement le grand public par un numéro vert : «Créer un numéro vert consacré à la pollu- tion au chlordécone en Guade- loupe et en Martinique». Un sim- ple contact téléphonique n’est pas de nature à rassurer un indi- vidu lambda. De toute évidence, la création sur chacune des deux îles, d’un Obser-vatoire du chlor- décone et d’un Centre de Docu- mentation sur le chlordécone, tous deux consultables à distance, paraît plus appropriée.

• Renforcer les capacités d’un La- boratoire Territorial d’Analyses ou celles d’un Laboratoire Départe- mental d’Analyses :«Donner aux laboratoires départementaux ou ter- ritoriaux les moyens nécessaires pour mettre en place une filière d’analyse compétitive». Les statuts de LDA ou de LTA sont très précis. En 2007, le gouvernement Français a proposé la mise en place, en Guadeloupe et e n Martinique, d’un Laboratoire Département d’Analyses (LDA) pour faire face aux immenses besoins d’analyses liés à la pollution généralisée. Jacques Gillot, alors p résident du Conseil général de la Guadeloupe et député, a pris sa plume pour interpeler le gouverne- m ent en lui demandant de ne sur- tout pas créer de LDA en Guade- loupe car cela fragiliserait trop l’Institut Pasteur. Il a plaidé en faveur d’aides publiques à cet Institut. Christian Estrosi -à l’époque Secrétaire d’Etat chargé de l’Outre- Mer- lui a ensuite répondu qu’il irait dans son sens, ce qui a été fait. L’échange de courriers est disponi- ble sur le site de l’Assemblée natio- nale [NB : de 2015 à 2017, après une mission d’évaluation en Guadeloupe, le siège parisien de l’Institut Pasteur a estimé que les analyses chlordécone n’étaient pas suffisamment rentables et il a décidé de les suspendre purement et simplement. Classique logique de profit opposée à celle du service public]. La Martinique, pour sa part ayant accepté l’offre du gouverne- ment, dispose depuis des années d’un Laboratoire initialement LDA puis LTA. La formulation de P36 est très ambigüe dans la mesure où elle préconise de renforcer les LDA ou les LTA alors que la Guadeloupe ne dispose à proprement parler ni de l’un ni de l’autre… A qui profite le crime ? A la Martinique et/ou à l’Institut Pasteur de Guadeloupe ?

• Sécurisation de l’offre de produc- tion agricole : «Inciter les agricul- teurs à se regrouper en organisations de producteurs pour mieux maîtriser l’offrede production sur le plan économique et sanitaire».Pour- quoi ne pas s’inspirer de la Charte du GIE Sud Basse-Terre ? (Cf «Système d’Organisation Interne de la Traçabilité des Productions Végé-tales au sein du GIE Sud Basse-Terre», Synthèse réalisée par Philippe VERDOL le 25/08/2012). Ce document est disponible sur mon site. Une journée dédiée chaque année au chlordécone : «Mettre en place, chaque année, une journée dédiée au chlordécone dans les deux territoires, illustrée par des actions de sensibili- s ation dans l’espace public».Un peu comme la journée du créole… Quelle en serait la véritable portée ?

• Co-construction du Plan - «Créer un Conseil citoyen, chargé de débattre et d’émettre des propositions dans le cadre de l ’élaboration du prochain Plan Chlordécone» - «Mettre en place dans chaque ter- ritoire un Comité Stratégique, éven- tuellement sous la forme d’un grou- pement d’intérêt public, regroupant tous les acteurs locaux, chargé de suivre l’exécution du prochain Plan Chlordécone» - «Confier à l’Office Parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) la mission et les moyens de contrôle et d’évaluation de l’exécution des engagements de l’Etat.

De fait, le quatrième Plan, comme tous ceux qui l’ont précédé est un Plan national dont tous les arbi- trages essentiels et la forme défini- tive sont arrêtés à Paris. Assimilées à un zéro devant un chiffre, la quasi- totalité des personnes ressources des sociétés antillaises (classe poli- tique, syndicats, professionnels de santé, chercheurs, associations, …) sont fondamentalement évincées de la conception des Plans natio- naux ainsi que du suivi de leur exé- cution. Par essence, ces Plans sont donc néocoloniaux, c’est-à-dire non responsabilisants pour les popula- tions antillaises et non coconstruits. Pour lever ces défauts majeurs, il conviendrait d’instaurer non pas un unique dispositif de planification qui serait national mais plutôt des Plans Régionaux (l’un relatif à la Guadeloupe, l’autre à la Martini- que) articulés au Plan national. Bien entendu, les Plans Régio- naux seraient chacun assortis d’une instance locale de contrôle et d’évaluation.

Les auteurs de ce rapport sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient dans leurs propositions. A cause de son appartenance à la majorité prési- dentielle, la députée Justine Bénin ne pouvait pas aller à contrecourant des prises de position fondamenta- lement néocolonialistes d’Emma- nuel Macron. Hélas, sur tant de points essentiels, le Rapport de la Commission d’Enquête Parlemen- taire ne répond aux attentes de nos populations ! Dans la perspective du Plan Chlordécone 4 et au-delà, il appartient donc aux sociétés civiles antillaises de concevoir et de proposer des fondements alternatifs à la gestion publique de la crise du chlordécone.