LE PARADOXE GUADELOUPÉEN

U ne auditrice fidèle de radio Gayak nous a dit, lors d'une émission de «Rèd o Marto» animée chaque dimanche matin par des dirigeants communistes, que nous avons tout «faux», si nous pensons que nous avons la responsabilité d'organiser la lutte des Guadeloupéens. Poursuivant sur un ton an ti takdésabusé, nous étions à la première semaine de janvier, elle a précisé sa pensée en nous faisant remarquer le niveau d'orga- nisation, d'engagement et de participa- tion atteint par les «chanté nwel» au mois de décembre. Soirées mondaines, groupes de professionnels, paillettes et champagne, sur carte d'invitation ont montré le visage de cette Guadeloupe qui n'entendra pas notre appel. Elle a ajouté une «louche», en nous annonçant que la mobilisation, l'organisation, la participation au carnaval vont nous surprendre, nous qui peinons pour rassembler quelques di zaines de Guadeloupéens dans une manifestation pour défendre leurs droits. Ils seront des milliers dans la rue s'est-elle exclamée avec une certaine lassitude, à danser, à rivaliser de plus belles tenues et de parades les plus sophistiquées en attendant le soir venu pour «délirer» dans les soirées «bulles» pour ne pas dire, champagne. En portant son regard sur ce mode de vie, qui place la Guadeloupe au palmarès de tout ce qu'elle considère comme négatif : 1er consommateur de champagne, 1er à la Française des Jeux, plus grosses cylindrées, notre auditrice conclue à son corps défen - dant que les Guadeloupéens sont biens, qu'il n'y a pas les problèmes et la misère dont, nous communistes, nous parlons. Notre auditrice, sans peut-être le savoir, a mis le doigt sur le paradoxe guadeloupéen. Quels sont les moteurs secrets qui font que, dans un pays qui compte plus de 25% de chômeurs recensés, qui couvre à peine 6 à 10% de ses importations, au niveau de prix des plus élevés, avec toutes sortes de pro - blèmes sociaux où la misère est bien visible et quantifiée, les gens donnent l'impression qu'ils nagent dans le bonheur ? Les sociologues, les anthropologues guadeloupéens ont là un champ d'étude en atten - te de leur expertise scientifique. Nous, notre grille d'analyse marxiste nous permet de donner notre appréciation de la réalité complexe, de la Guadeloupe. Tout d'abord, sur la consommation du champagne, sans minimiser le volume de consommation, il y a tout de même à véri - fier la quantité de champagne dédouanée en Guadeloupe pour échapper à la taxe d'octroi de mer et transbordée en Martinique pour y être consommée. Ensuite, il nous faut l'avouer, nous aimons notre chanté nwel traditionnel et les cou - leurs de notre carnaval. Pour le reste, le sentiment de bien vivre qu'un regard superficiel peut observer recouvre au moins deux réalités différentes. Il y a bien une fraction de la population, broyée par les mécanismes de l'aliénation qui est emportée par la société de l'éphé - mère, du plaisir facile, des gadgets de la société de consommation ; qui vit le moment présent, sans perspectives, enfermée dans l'individualisme et l'égoïsme. Pour cette catégorie, c'est la société du paraitre, du gaspillage, de tous les excès avec des moyens que l'on n'a pas toujours. Certes, la perception de notre message n'est pas toujours audible de ce côté, mais c'est notre responsabilité de travailler en direction de ses compatriotes pour les soustraire de l'emprise de l'a- liénation afin de les faire participerà la lutte pour un autre modèle de société. Il y a une autre fraction de la population qui peut se sentir «heureux» dans le système actuel et ne pas vouloir le changer pour pré- server ses intérêts matériels. Cette fraction s'inscrit dans le fonctionnement historique de notre société depuis la fin de l'esclavage : La pluriactivité économique et sociale. C'est-à-dire la faculté pour un individu d'a - voir plusieurs activités professionnelles. Ces activités sont sources de revenus com - plémentaires importants qui mettent à l'abri des besoins et qui sont souvent à l'origine d'enrichissement personnel. Il n'y a pas d'explosion sociale en Guadeloupe avec 70 000 à 100 000 chômeurs, peut-être parce que beaucoup sont dans la pluriactivité. Mais, les fonctionnaires aussi font deux ou trois «travail» à côté. Les autres : salariés, professions libérales font dans l'a - griculture, l'élevage, le commerce. Bref, l'économie parallèle, pas souter - raine et ce qui reste “du coup de main” structurent encore notre société, lui donnent une certaine stabilité qui ne s'accommode pas de changement. De ce côté, on entend notre message, on le comprend et on dit même des fois le parta - ger, mais on ne va pas le soutenir parce qu'il entre en contradiction avec les intérêts de ceux qui profitent de ce système. C'est l'alliance objective entre ces deux frac - tions pour ne pas perdre les avantages appa- rents qu'elles ont dans le système qui explique les résistances à toutes propositions de changement que nous portons depuis une cinquantaine d'année. Le paradoxe guadeloupéen repose à la fois sur les manipulations de l'Etat français pour maintenir les Guadeloupéens sous sa domi - nation et sur sa technique qui consiste à lais - ser se développer une marginalité «contrô - lée» dans la sphère économique pour para - lyser ceux qui ont théoriquement plus de moyens de s'insurger contre le système. Dans le contexte de la crise actuelle, la France a-t-elle encore les moyens de nourrir ce paradoxe ? Déjà en 2009, Nicolas Sarkozy avait recon - nu que nous étions à la fin d'un cycle. A Cayenne, à l'occasion de ses vœux, il a enfoncé le clou, invitant les peuples des der - nières colonies à se prendre en charge. Il nous faut vider le paradoxe guadelou - péen, c'est notre responsabilité !