Regard sur la vie politique locale

La survie d’un peuple ne vaut que dans la mesure où il se souvient de son passé sur lequel il bâtit le présent, et par suite conçoit une manière qui lui est propre de se projeter dans l’avenir.

C ela étant, les historiens, historio- graphes des années futures s’il en existe, pourront s’apercevoir en jetant un coup d’oeil rétrospectif sur notre histoire que la loi d’assimilation du 19 mars 1946, soit dix ans après son adoption, avait commencé à montrer ses imperfections ; à telle enseigne que lors des élections législatives de jan- vier 1956 notre camarade Gerty Archimède au moment de la cam- pagne électorale, plus précisément à Basse-Terre, prétendait dans l’une de ses conférences publiques, que nos problèmes fondamentaux, ne pour- raient être instruits et résolus à des mil- liers de kilomètres par des gens igno- rant nos réalités, et que le peuple gua- deloupéen devait parvenir à la gestion démocratique de ses propres affaires.

Deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1958, la Fédération guadeloupéenne du Parti Communiste Français érigée en Parti Communiste Guadeloupéen devait en organisation politique res- ponsable d’alors, entériner cette vision des choses en faisant sien ce mot d’or- dre : l’Autonomie de la Guadeloupe. Si à l’époque nous étions en économie de plantation, à l’ère des «lolos», en marge de la consommation qui ne nous avait pas encore envahi, et en fonction du contexte géopolitique qui favorisait le réveil des peuples colonisés, à plus forte raison à l’heure actuelle où nous sommes confrontés à l’exploitation capitaliste-colonialiste dans son expres- sion multiforme, au moment où l’ultra- libéralisme connaît son apogée et la mondialisation son expansion irréversi- ble, la revendication autonomiste ne serait-elle pas d’actualité ?

Notons qu’à l’époque où la question a été soulevée, les élus étaient plus ou moins hostiles à cette idée, mais dans une moindre mesure que ceux d’au- jourd’hui conquis par la consomma- tion. Notre Parti jouissant en ce temps là d’une audience très large au sein de la population, restait malgré tout exposé aux foudres de l’adminis- tration coloniale.

Maintenant nous ne nous évertuerons pas à faire le procès de gens qui mus par l’enrichissement, la thésaurisation, pré- sentent -ceci sans intention péjorative- une image qui s’apparente à celle d’un automate, sans se soucier le moins du monde qu’ils ont fait des études univer- sitaires et qu’à ce titre sont redevables envers leur peuple de leur accession aux affaires publiques, de la mission qui leur est imputable.

Cela leur suffit malheureusement de se contenter d’un geste amical de la part du colonisateur et de croire qu’il leur est égal. Prodige de la naïveté ou de la mauvaise foi !

Il est de la plus haute importance de sortir des sentiers battus, d"abandon- ner «nos rêves d"avant… d’avant la vie» comme dirait Fanon, et se rendre compte que nous pouvons apporter notre contribution si modeste soit-elle - à la marche de l"humanité. Je me refuse à croire que le Guadeloupéen est congénitalement incapable, et qu"il doit s"en remettre éternellement à l"autre du soin de décider pour lui.

L’objet de notre réflexion est de por- ter un regard sur la vie politique locale. Pour ce qui est du fonctionne- ment des institutions, pour sauver les apparences ils multiplient les congrès avec de sempiternelles résolutions qui ne se concrétisent jamais. Ainsi, ils ont fini par admettre et reconnaître lors du 16ème congrès des 20 et 21 décembre dernier, l"existence de nos spécificités dont l"exécution a été repoussée en 2027. C"est évidem- ment faire preuve d’irresponsabilité.

On voit bien que leurs préoccupations sont absolument étrangères aux diffi- cultés que rencontre quotidienne- ment notre peuple. Mais nos compa- triotes ne sont pas dupes. Ils s"aper- çoivent de plus en plus de leur fourbe- rie, leur détermination à geler notre développement.

Alors pourquoi à l"occasion de ces muni- cipales imminentes tous les candidats au poste de maire se trouvent-ils frap- pés d"amnésie lorsqu"il s"agit d"évoquer l a question statutaire, en l’occultant de crainte d"entamer leur crédit électora- liste dans un souci d"efficacité ?

Ces municipales en effet qui s’offrent à la cupidité des candidats devraient per- mettre à ceux qui sont opposés au statu quo autant qu"ils sont placés en tête de liste pour la conquête des mairies, de s’atteler essentiellement a un travail pédagogique ; c"est-à-dire focaliser leur discours autour de la question du sta- tut, parler franchement de l"autonomie aux électeurs, sans considération de succès immédiat ; afin d"exorciser la peur que provoque cette revendication dans les esprits, plutôt que de laisser aux adversaires du changement les coudées franches, en enfonçant davan- tage nos compatriotes dans la conti- nuité par des propos illogiques, déma- gogiques, générateurs de confusion, qui n"ont rien de commun avec les pro- blèmes auxquels ils sont quotidienne- ment confrontés, et qui trouvent leur origine dans le mode de gouvernance actuel. Sinon nous risquons de demeu- rer dans l"immobilisme pour longtemps. Il faut crever l"abcès. C"est une exigence fondamentale de la lutte politique qui implique de la part de tout détracteur du régime l"obligation d"éclairer la population, si l"on veut vraiment vain- cre la mystification, réparer le préjudice immense causé à notre peuple par la désinformation. Il en va pareillement à notre sens pour toutes échéances élec- torales ultérieures.

En tout état de cause la question du sta- tut pose problème et n’en finit pas d’être une pierre d"achoppement pour nos politiciens, mais quoi qu"on dise elle est devenu incontournable. Nous nous berçons d"illusions, usons de faux- fuyants, comme si nous étions acculés à être un autre que nous-mêmes, contrairement à nos voisins des pays caribéens environnants qui évoluent naturellement dans la souveraineté.

Comment pouvons-nous demeurer indéfiniment des spectateurs sur la scène de l"histoire dans un monde en pleine mutation ? La tutelle fait partie intégrante de notre conditionne- ment. Son emprise sur les esprits s’exerce de façon tellement subtile que nous nous sentirions malheureux à l"idée d"en être libérés.

En fin de compte seul le bulletin de vote tel que précédemment indiqué, peut éclaircir plus ou moins le paysage poli-t ique guadeloupéen ; à savoir, réduire la dichotomie qui existe entre la classe politique et la société civile qui détient la clé du problème.

E t de fait, nul ne peut contester que notre affranchissement de l"arbitraire colonial, compte tenu de la com- plexité de la vie politique locale s"ins- crit dans un avenir indéterminé, e xcepté les conservateurs.

En effet, les mêmes causes produi- sant les mêmes effets, le problème de la décolonisation ne peut trouver de r éceptivité ni chez les élus, alliés indé- fectibles du pouvoir, ni chez les intel- lectuels, lettrés, diplômés, autres lau- dateurs du régime. La domination coloniale repose donc sur un postulat indéfendable.

Dans les pays d"outre-mer encore sous tutelle singulièrement les peuples antillo-guyanais, c"est le pouvoir qui par ses moyens de dissuasion trompeurs détruit insidieusement de la conscience du travailleur la notion de «luttes de classes» en faisant disparaître du vécu de celui-ci une valeur ancestrale : l"unité dans la condition. En d"autres termes à mesure que se précise l"ascension exis- tentielle du colonisé au regard de sa condition sociale initiale, s"efface corré- lativement de son esprit l"obligation de lutter, de s"engager.

Résultat : il n"a plus le sentiment d"être colonisé et ne mesure pas du tout l"im- portance de la décolonisation. Il croit qu’à la faveur d"une aisance relative il a atteint l"égalité réelle en fait illusoire. D"où son désengagement manifeste. Cet état d"esprit est aussi celui d"une fraction de l"intelligentsia qui parle de post-colonie à l"instar du néocolonia- liste. Et c’est ce à quoi nous assistons aujourd"hui.

Il en résulte que le système départe- mental pour le moins dépassé, ina- dapté, et toutes les politiques publiques émanant de la pratique assimilation- niste : schémas départementaux ineffi- cients, toutes acrobaties juridiques conditionnant sa survie ne prévaudront point contre la nécessité d’un pouvoir autonome admis par une fraction gran- dissante de la population.

Par conséquent, pas d"assemblée unique ni de collectivité unique à la martiniquaise, guyanaise ou saint-mar- tinoise, procédant des mécanismes intégrationnistes différant de la spécia- lité législative véritable, et qui ne sont autre chose que le colonialisme lui- même sous sa forme actuelle.

Plus que jamais s"impose une transfor- mation radicale de nos rapports avec la France débouchant sur une domicilia- tion effective du pouvoir.

Notre libération du joug colonial n’aura de sens que si nous parve- nons à rassembler autour de nous nos compatriotes abusés par les artifices de la domination, ceux qui ne peuvent échapper à la manipu- lation ambiante, à l"imposture.