Entretien avec Franck Garain : Président de l’APRODECARM (Association pour la protection et le développement du crabe et des autres ressources de la mangrove à Morne-à-l’Eau)

Q uelle a été votre motivation pour la mise en place de la «Fête du crabe» à Morne-à-l’Eau ?

Franck Garain :La manifesta- tion à l’origine, en 1993, s’inti- tulait la Journée du crabe. Elle a émergé à partir du constat selon lequel la Guade- loupe n’étant pas une région

mais un ensemble de régions, leurs potentialités mises bout à bout permettraient d’avoir un réel impact sur le développement endo- gène. Le crabe étant accolé à l’iden- tité des Mornaliens, il s’agissait d’in- verser la perspective et valoriser ce qui aux yeux de certains était un objet de dérision, mais aussi et sur- tout de venir en aide aux restaura- teurs, dans une commune forte- ment impactée par la fermeture de l’usine et qui commençait à perdre de sa centralité. Cela se situait aussi en pleine mondialisation, où la Guadeloupe voyait son identité dis- paraître dans les robes d’unimpé- rialisme culturel et au moment aussi où ce qui restait du capital guadeloupéen disparaissait au profit d’un capital venu de l’exté- rieur. Il y avait un intérêt à agir et montrer comme le disait Carlos Fuentes que nous pouvions vivre de notre culture et des pratiques culinaires qui avaient résisté à l’usure du temps.

Que répondez-vous si on vous dit que toutes les fêtes dédiées aux ani- maux consommables sont mar- quées d’hypocrisie et de cynisme, inconscients, en dépit de l’allégresse qu’elles provoquent ?Les philosophes dits cyniques ont dans l’histoire européenne souvent exhorté les hommes à s’inspirer des animaux afin d’atteindre la vertu. Dans notre histoire guadelou- péenne, cette bête de somme qu’était l’homme mis en esclavage a signé un pacte avec la nature pour survivre. «L’esclavagisé» a donc été le premier écologiste, celui qui pro- tégeait la nature car sa survie en dépendait. Il a donc fait du crabe un allié, et développé une culture autour de la manière de capturer ce crabe, le lier, le stocker, et s’en ali- menter. Les sources blanches de l’histoire telle que Dutertre, signa- lent que blancs et nègres se nourris- saient de crabe car on en trouvait à satiété. La chanson d’Anzala, Krab ka déklaré est dans la lignée de la p ensée de Diogène, si l’on veut phi- losopher à l’occidental. Mais n’est- ce pas simplement une façon de dire ce qu’a été la survie dans notre pays et ce qu’elle est encore ? En vérité, le rassemblement autour du crabe est davantage un prétexte à parler de nous, de notre culture de notre pays qu’il convient de préser- ver et de mettre à l’abri des velléités colonialistes de certains. Je com- prends cependant qu’il faille dénon- cer les techniques d’abattage des animaux, les techniques d’élevage qui stressent les bêtes et que l’on retrouve par milliers dans les prépa- rations culinaires à emporter des groupes impérialistes américains. Oui cela, je le comprends et en ce sens je suis pour un renversement de perspective. Peut-on cependant comparer la démarche du «krabiyèlè» guade- loupéen, à ce qui est justement dénoncé dans le dictionnaire horri- fié de la souffrance animale d’Alexandrine Civard et dans bien d’autres ouvrages du même type. Assurément pas : cela n’a rien à voir.

Ne serait-on pas plus empathique à l’égard de ces animaux si on fixait un jour, voire un certain temps, pour des actions volontaristes, à imaginer, de protection et de non consommation ?Dès 1929 le monde occidental a décrété une journée mondiale des animaux, pour le 4 octobre, sous les auspices de Saint-François-d’Assise à qui le panthéon judéo-chrétien, attribue la protection des animaux. Aujourd’hui, certaines branches de la médecine, des mouvements phi- losophiques plaident pour qu’il n’y ait pas consommation de viande. Faut-il changer de paradigme ou simplement considérer que l’homme doit protéger la nature pour que celle-ci puisse le proté- ger. Cela dépasse largement, selon moi, le cadre de la protection des animaux. Nous Guadeloupéens devons nous éduquer à la protec- tion de notre pays dans tous les sens du terme pour que nous puis- sions mieux nous l’approprier. C"est peut-être un passage obligé pour notre réelle émancipation. Protéger et aimer la Guadeloupe c’est une oeuvre de tous les instants, militante et indispensable, pour que la Guadeloupe existe dans la tête des Guadeloupéens ; n’est-ce pas ce que disait Rosan Girard.

Seriez-vous favorable pour une autre appellation, lors de ces jours traditionnels de grande consomma- tion populaire ?

Les manifestations culinaires per- mettent de préserver des traditions, l esquelles sont généralement indexées de façon calendaire aux m anifestations religieuses. Com- ment imaginer un peuple sans tradi- tion, qui accepte de tout perdre, de se laisser imprégner, inculquer, par un impérialisme culturel, de se dépouiller de sa capacité à réfléchir, à produire ? Nous Guadeloupéens, subissons de plein fouet l’européani- sation, la francisation de notre quo- tidien. Nos traditions nous permet- tent de nous ancrer dans notre ter- roir. Une autre appellation pourquoi pas, mais ne jamais perdre le sens du pays. Si aujourd’hui après le Covid- 19, les pays qui se sont enrichis du travail des autres pensent qu’il fau- drait ré-internaliser leurs produc- tions laissées à la Chine, pourquoi est ce que nous accepterions de nous dépouiller de ce qui fait encore sens pour nous ?

Que pensez-vous des appellations du genre : La «Fête du crabe» ; La «Fête du cabri» ; La «Fête du balaou» ; La «Fête du fruit à pain»; La «Fête du pòyò» qui indi- queraient que c’est bien l’homme qui en tire son plaisir ?Notre manifestation à l’origine s’in- titulait la «Journée du crabe et de la mangrove». Elle s’est ensuite étalée sur plusieurs jours puisque nous y avons introduit des conférences, des expositions, des espaces dédiés à la réflexion sur la protection de notre environnement, et à la frater- nité caribéenne devenant ainsi la Fête du crabe et inspirant çà et là, dans sa partie culinaire, d’autres manifestations en Guadeloupe, dans un moment de recherche identitaire pour notre pays. Urbain Morand, un conseiller général, s’adressant au gouverneur Gautret en 1910, disait «si aujourd’hui nous nous occupons de nos affaires, où est le mal ?». Si parler du pays en trouvant des moyens de se ras- sembler peut nous conduire à comprendre que nous existons, pourquoi faudrait-il que nous changions tout de suite ?

Qu’en sera-t-il de la fête du crabe cette année ? Nous avons décidé cette année, compte tenu des circonstances liées à la crise sanitaire, qui est en réalité une crise du capitalisme mondial, de reprogrammer la manifestation en 2021. Cela fera 29 ans que les Guadeloupéens autant que les visi- teurs de passage viennent goûter au pays authentique.