Comment l’Etat a contribuéà transformer les Antilles en dynamiteUn regard sur les finances des communes Dom à la lumière de la révolte antillaise (1 ère partie)

Nous commençons dans ce numéro la publication d’une importante contribution de Madame Mireille Pierre-Louis, ingénieure agronome de forma- tion, spécialisée en économie de développement. Elle a travaillé au Tchad et à Madagascar. De retour en Guyane d’où elle est originaire, elle a travaillé sur les fonds européens et a été chef de la Cellule Europe de Guyane à la fin des années 90. Depuis une dizaine d’année elle se consacre surtout aux finances locales des collectivités des Dom, car, elle s’est rendue compte que c’était le facteur limitant du «dévelop- pement» des Dom.

La révolte actuelle aux An- tilles, provoquée par le refus de la vaccination obligatoire des soignants et du pass sanitaire, et dont les enjeux dépassent leurs frontières, fait, à maints égards, écho à celle de 2009 dans les 4 Dom, puis à celles plus récentes à partir de 2017, en Guyane, Mayotte, et à La Réunion. A cet égard, la poussée observée ces jours-ci aux Antilles était attendue.

Quoi qu"il en soit, depuis plus de 15 ans, le désengagement budgé- taire de l"Etat des finances des col- lectivités locales des Dom produit des effets dommageables qui viennent renforcer un méconten- tement, particulièrement vif aux Antilles 1 , propice à faire s"embra- ser ces territoires.UN DÉSENGAGEMENTBUDGÉTAIRE DE L"ETAT DISPROPORTIONNÉ

Avec la décentralisation, et bien avant la baisse des dotations (-169 M€ toutes collectivités confon- dues), les collectivités ultramarines avaient lourdement contribué à réduire les dépenses de l"Etat. En effet, la décentralisation, tout en donnant relativement peu de pou- voirs supplémentaires aux exécutifs locaux, simples opérateurs des poli- tiques nationales, a conduit à un transfert de lourdes charges finan- cières vers les collectivités locales d"outremer, supportées in fine par les populations.

D"une façon générale, la compé- tence transférée est nettement plus lourde pour les contribuables des Dom, compte tenu des enjeux de rattrapage et de la crise sociale, auxquels s"ajoute une explosion démographique en Guyane et à Mayotte.

Ainsi , après l"Acte I de la décentrali- sation qui se solde par la création d"un octroi de mer additionnel (200 millions d"euros aujourd"hui pour les 4 Dom), l"Acte II de la décentralisa- tion signe le désengagement bud- gétaire de l’Etat sur des probléma- tiques sociales majeures. Ainsi, en 2003, les Conseils généraux d’ou- tre-mer héritent de 12% des dépenses de l’Etat au titre du RMI alors que les Dom ne représentent que 3% de la population française, soit à terme un effort du contribua- ble ultramarin 4 fois plus important pour une charge particulièrement lourde et dynamique.

L"affaiblissement des marges de manoeuvre des collectivités des Dom, aggravé par un essouffle- ment de l"octroi de mer, lui-même amplifié par la crise des finances locales qui se diffuse dans l"éco- nomie, n"a cessé de mettre sous pression ces territoires en raison de la dépendance du secteur éco- nomique et social vis-à-vis des ressources publiques.

Cette même dépendance s"exerce en France où la dépense publique représente 57% du PIB national (!), et est nettement accentuée dans les territoires défavorisés de l"Hexagone, lesquels sont toute- fois protégés de la raréfaction des deniers publics par la péréquation nationale. Pour rappel, la péré- quation est devenue un principe constitutionnel en 2003 afin de préserver les territoires les plus fragiles du désengagement bud- gétaire de l"Etat. Cependant, les collectivités locales d"outremer ont été systématiquement discri- minées par les réformes succes- sives qui en ont résulté.

Autre aberration lourde de consé- quences pour les populations. Afin de réduire le déficit public, les collec- tivités sont invitées à réduire la croissance de leurs dépenses de fonctionnement à 1.5% par an, y compris en Guyane et à Mayotte où la croissance démographique cul- mine jusqu"à 5% par an contre (0.2%) pour la France (!).

Par ailleurs, les Dom, désormais considérés comme des variables d"ajustement budgétaire pour l"Etat, en plus de supporter ses éco- nomies réalisées au plan national (hausse de la CSG, non indexation des retraites...) supportent des éco- nomies ciblées : baisse de l"abatte- ment sur l"impôt sur le revenu, hausse des cotisations sociales des indépendants, suppression de la majoration de retraites à la Réunion, rabot de la défiscalisation, suppres- sion de la TVA NPR... en attendant la cible ultime, à savoir la prime de vie chère (1 milliard d"euros), qui selon l"Etat serait, opportunément, à l"origine de tous leurs maux : autrement dit, il suffirait d"enlever 1 milliard d"euros de pouvoir d"achat aux ménages pour que le coût de la vie diminue, l"économie se redresse et le chômage de masse disparaisse. En tout état de cause, la suppression de la prime de vie chère, ne pourrait qu"accé- lérer la trajectoire de déclin écono- mique et social, décrite plus loin, qu"impose l"Etat aux Dom par son désengagement budgétaire.

Enfin, il convient de souligner que les Dom sont appelés à participer au financement de leur propre rattra- page dans le cadre des plans de convergence de l"Etat, qui ont nécessité le déplafonnement de l"octroi de mer régional 2 . D"où, du point de vue des populations, le r essenti d"un étau qui se resserre chaque jour un peu plus.

L "EXEMPLE D"UNE PRESSION FIS- CALE DÉMESURÉE, LA GUYANEPour illustrer la situation explosive des Dom, il suffit de se référer au cas de la Guyane.

L e RMI, qui relevait de la solidarité nationale, a été transféré aux départements en 2004.

L"évolution de cette charge sera dès lors financée par la solidarité locale, à travers différentes taxes. Le taux de la taxe foncière du département de la Guyane déjà élevé, en raison d"une DGF/hab s ous calibrée représentant la moitié de celle de la Creuse et des autres Dom (un manque à gagner de 35 m illions d"euros) à laquelle s"ajoute la faiblesse des bases, a fini par atteindre le taux record de 33% (!).Etant donné la faiblesse du tissu économique guyanais, la pression fiscale se concentre surtout sur les propriétaires. Mais, les ménages guyanais sont deux fois plus pau- vres que la moyenne nationale.

Bien que le Rsa ait été recentralisé en 2019, la taxe foncière du dépar- tement est demeurée telle quelle pour le contribuable guyanais et avec la réforme fiscale cet effort est rendu définitif alors même que son produit est dorénavant mutualisé dans une enveloppe nationale. Il avait été proposé de créer un Fonds de sauvegarde pour les communes des Dom, en raison de leurs enjeux hors normes et des risques de la réforme fiscale, mais cette proposition n"a pas été retenue, car les arbitrages sont systémati- quement défavorables aux Dom qui ne représentent que 112 com- munes sur 36 000.

Paradoxalement, alors qu"une forte pression fiscale se concentre sur les ménages guyanais, les activités spa- tiales sont exonérées de taxation, afin de «sauvegarder la compétiti- vité de l"Europe» (!). Autrement dit, 270 000 Guyanais sont mis à contribution pour sau- vegarder la compétitivité dans l"espace d"une Europe peuplée de 447 millions d"habitants.

En 2017, sur fond d"insécurité galo- pante, la Guyane a fini par arrêter de fonctionner, pour dire : «Nou bon ke sa !» ; «La fusée décolle, la Guyane reste à terre». A suivre…

1 . Ce vif mécontentement est lié à divers contentieux : Affaire de l"empoisonnement par le chlordécone, le phéno- mène de migrations croisées,... 2. Le déplafonnement de l"octroi de mer régional de 2.5 à 5% accule encore plus les communes en réduisant leurs marges de manoeuvre fiscales.