Communisme et anticolonialisme (4 ème partie)

En faisant la part des fluctua- tions stratégiques, des erreurs tactiques et des errements indi- viduels, on peut néanmoins dresser ce constat : le commu- nisme est le seul mouvement politique du XX ème siècle à s"être jeté massivement dans la lutte contre le colonialisme.

A près 1954, dans la période de construction socialiste du Nord-Vietnam, la Chine joue un rôle essentiel dans l"aide au développement économique du pays. L"équipement lourd est fourni par l"Union soviétique, mais les Chinois vont garantir certains approvisionnements. La proximité des conditions géographiques, la similitude des problèmes liés au sous-développement, la parenté des problèmes technologiques sont autant de facteurs qui rap- prochent la République démocra- tique du Vietnam et la République populaire de Chine. Tout en menant le combat pour la libération nationale, les commu- nistes vietnamiens ont conscience d"appartenir à un mouvement révo- lutionnaire au-delà des frontières. Aucune contradiction, à leurs yeux, entre lutte nationale et lutte inter- nationale. En accomplissant leur devoir de patriotes vietnamiens, ils remplissent aussi leurs obligations internationalistes. Face au schisme sino-soviétique qui éclate en 1960, les Vietnamiens adoptent une atti- tude unitaire : après quelques flotte- ments, ils maintiennent de bonnes relations avec Pékin comme avec M oscou. Une attitude neutraliste qui répond d"abord à des nécessités tactiques : au moment de l"escalade militaire de Washington contre le N ord-Vietnam, Hanoi a besoin à la fois de l"aide soviétique et de l"aide chinoise. Mais ce n"est pas la seule raison. Depuis un quart de siècle, les communistes vietnamiens sont c onvaincus que les deux pôles du communisme mondial, malgré leurs différends, contribuent également à l"émancipation des peuples. Si les Vietnamiens ont su résister à la gigantesque armada des Etats-Unis, c"est en raison d"une expérience considérable, mais aussi parce qu"ils ont su s"inspirer des révolutions russe et chinoise. Ce double héri- tage, national et international, confère une densité exceptionnelle à un mouvement de libération qui parviendra à vaincre militairement les agresseurs étrangers.

L’EFFROYABLE BOUCHERIEDES ETATS-UNIS AU VIETNAM

Face à la France, puis aux Etats-Unis, le peuple vietnamien a su mener jusqu"au bout la lutte anti-coloniale, arracher son indépendance et conquérir son unité. En remportant deux victoires consécutives, le com- munisme vietnamien a prouvé qu"on pouvait vaincre une puissante armée occidentale en s"appuyant sur les masses. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 est au colonia- lisme français ce que la débandade de Saigon en 1975 est à l"impéria- lisme des Etats-Unis. Inutile de dire que le prix à payer pour cette éman- cipation fut extrêmement lourd. La victoire finale a été arrachée au prix d"efforts surhumains et de sacrifices gigantesques. La guerre d"Indo- chine (1946-1954) s"est achevée par la défaite française, mais les hos- tilités reprennent dès la fin des années cinquante. Avec quatre mil- lions de morts, la guerre qui s"abat sur la péninsule jusqu"en 1975 est le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cette effroyable boucherie a été délibérément provoquée par les Etats-Unis. A deux reprises, ils choi- sissent l"affrontement avec des communistes vietnamiens qu"ils espèrent écraser militairement à défaut de l"emporter sur le plan politique. En installant à Saigon la dictature de Ngo Dinh Diem, ils ont frappé de caducité les accords de Genève qui venaient à peine d"être signés. Car ces derniers ne créaient pas deux Etats, mais deux zones territoriales destinées à être réuni- fiées à l"issue d"élections libres pré- vues dans un délai de deux ans, soit en 1956 au plus tard. L"administra- tion Eisenhower a traité le Sud c omme une entité séparée et y a promu un régime fantoche qui a aussitôt interdit le déroulement du s crutin. Si Washington a choisi la guerre, c"est donc pour éviter un raz-de-marée communiste aux é lections. Mais l"endiguement du communisme exigeait de franchir une étape supplémentaire. En août 1964, Johnson saisit le faux pré- texte d"un incident naval au large des côtes nord-vietnamiennes pour faire avaliser par le Congrès une désastreuse escalade militaire. Le bombardement systématique des villes, des ports et des digues du Nord-Vietnam, jusqu"en 1972, va donner une ampleur inédite à un conflit plus dévastateur que jamais. Succédant à la guerre de Corée, la guerre du Vietnam s"inscrit à son tour dans une stratégie de refoule- ment du péril rouge qui justifie, aux yeux des défenseurs du «monde libre», le déchainement d"une vio- lence démentielle.

Emblématique du XX e siècle, la guerre du Vietnam oppose la superpuissance du monde capita- liste à un petit Etat socialiste du Tiers Monde. Mais elle offre la vic- toire finale à un belligérant sur lequel personne n"aurait parié au début du conflit. En un sens, la guerre a accompli la prophétie de Lénine : ceux qui étaient considérés comme des objets de l"histoire en sont devenus les sujets, au point de triompher de leurs oppresseurs. Entraînés dans une escalade morti- fère, les Etats-Unis ont consacré à ce conflit des moyens colossaux. Ils ont utilisé des technologies mortifères comme le napalm et l"«agent orange».

L"agression militaire des Etats-Unis contre le Nord-Vietnam et l"embal- lement de la machine militaire à partir de l’été 1964 ont tenté d"en- rayer la poussée du Front national de libération du Sud-Vietnam tout en bombardant frénétiquement la République démocratique du Viet- nam : une stratégie vouée à l"échec, qui n"a fait que souder face à l"en- nemi les forces du Nord et du Sud. Du début à la fin du conflit, les pré- sidents successifs des Etats-Unis ont tenté de l"emporter sans jamais avoir la certitude d"y parvenir.

Vaincu au Vietnam, l"impérialisme n"en a pas moins a pris le relai, par- tout dans le monde, du vieux colo- nialisme européen rayé de la carte par les nationalismes révolution- naires du Tiers Monde. A son tour, il rencontre sur sa route les nations rebelles d"Asie, d"Afrique et d"Amé- rique latine. Il se heurte, parmi ces n ations, à des communistes qui ont pris la direction du mouvement de libération nationale, ou en consti- tuent l"aile prolétarienne.

De l"Egypte à la Syrie, du Vietnam à l"Indonésie, de Cuba au Nicaragua, de l"Irak à l"Afghanistan, du Vene- zuela à la Bolivie, la résistance des p euples qui aspirent à la liberté et à la souveraineté s"organise. En dépit des échecs qui jalonnent ce vaste mouvement d"émancipation, l"im- périalisme doit lâcher de la lutte anti-coloniale, et Barack Obama va verser des larmes à Robben Island. Il n’empêche : ceux qui l"accueillent savent bien que la CIA a livré Nelson Mandela au régime raciste de Pretoria en 1962.

NELSON MANDELA A DU TROU- VER SON INSPIRATION AUX MEILLEURES SOURCES

Le futur fondateur de la «Répu- blique Arc-en-ciel» a d"ailleurs su trouver son inspiration aux meil- leures sources. Dès 1944, il rejoint l"African National Congress (ANC) et entame la lutte contre l"apar- theid. C"est au cours de cette période qu"il lit Etoile rouge sur la Chine d"Edgar Snow sur la recom- mandation d"un dirigeant commu- niste sud-africain. A propos de cette remarquable narration de la révolu- tion chinoise, Mandela dira : «La révolution en Chine était un chef- d"oeuvre, un véritable chef-d"oeuvre. Si vous lisez comment ils ont com- battu pour cette révolution, vous croyez à l"impossible. C"est juste miraculeux». Militant communiste du-rant sa jeunesse, Nelson Mandela conservera toujours un lien privilégié avec le parti commu- niste sud-africain (SACP), qui parti- cipera à la lutte contre l"apartheid aux côtés de l"ANC et de la centrale syndicale COSATU. Arrêté en 1962, il est condamné à la réclu- sion à perpétuité pour «complot visant à renverser l’Etat par la vio- lence». Il passe 27 ans en prison avant d’être libéré en 1990. Dans sa cellule de Robben Island, il dévore les «Ou-vres choisies» de Mao Zedong envoyées par sa femme Winnie. Il dira un jour que ces livres ont été une véritable source d"inspiration. Il y a «appris qu"un vrai révolutionnaire, une fois son objectif fixé, doit travailler sans relâche pour cet objectif, être pré- paré à l"adversité et être capable de survivre même dans les situations les plus difficiles».

Si la longue marche du peuple chi- nois a inspiré les Sud-Africains, ils savent aussi sur quels alliés ils ont pu compter durant la lutte. A peine l ibéré de prison, Nelson Mandela consacre son premier voyage hors du continent africain à La Havane, où il vient remercier le peuple cubain de son aide fraternelle d urant la lutte armée contre le régime d"apartheid. Les Sud- Africains savent que des dizaines de m illiers de volontaires cubains sont venus prêter main forte aux mou- vements de libération nationale en Angola et en Namibie, et que cette aide généreuse a contribué à la chute de l"apartheid. Car les bases arrière de l"ANC se trouvaient dans ces pays riverains, et sans leur concours, le mouvement de Nelson Mandela aurait été écrasé militaire- ment. Les Sud-Africains savent aussi qu"en 1988 les volontaires cubains, épaulant l"armée angolaise à Cuito Cuanavale, ont repoussé une offensive des forces de Pretoria qui prétendaient anéantir la résis- tance dans toute la région. Ils savent aussi que sans les armes livrées par l"Union soviétique, cette riposte angolaise et cubaine à l"attaque d"une armée moderne équipée par les Etats-Unis et Israël aurait été vouée à l"échec. A la fin de l"année 1988, le gouvernement sud-afri- cain doit concéder l"indépendance de la Namibie et retirer ses troupes d’Angola. Le régime d"apartheid ne se relèvera jamais de sa défaite mili- taire face aux Cubains.

C"est une constante historique : partout où le colonialisme a exercé ses méfaits, il s"est heurté à l"action des communistes. De 1921 à 1926, la région montagneuse du Nord marocain, le Rif, est secouée par une insurrection conduite par Abdelkrim. Pour l"écraser, les gou- vernements espagnol et français mobilisent des moyens colossaux. Fidèle aux orientations anticolonia- listes et antimilitaristes de la IIIe Internationale, le PCF prend la tête d"un vaste mouvement de protes- tation. Le parti réclame l"évacuation du Maroc par les troupes françaises, il prône la fraternisation du proléta- riat français avec les rebelles. La réponse du gouvernement ne se fait pas attendre : «Le commu- nisme, voilà l"ennemi !» déclare le ministre de l"Intérieur Albert Sarraut. La répression policière s"abat sur les militants engagés dans le combat anticolonialiste. Les diri- geants du parti sont inculpés pour «atteinte à la sûreté de l"Etat».

Le secrétaire général, Pierre Semard, est emprisonné en 1927. Ceux qui échappent aux coups de filet policier se réfugient dans la clandestinité. Maurice Thorez est arrêté en 1929 lors d"une réunion secrète : il passera un an en prison. A u total, une centaine de dirigeants communistes sont incarcérés. Des milliers de militants subissent arres- tations, perquisitions ou saisies pour leur implication présumée dans un « complot contre la sûreté de l"Etat». Le fait de crier «A bas la guerre !»ou de chanter l"Internationale entraine d es représailles. Journées d"action, bals populaires et manifestations sportives sont interdits afin de limi- ter l"influence communiste. Cette répression est la plus importante jamais subie par un parti politique sur le territoire métropolitain sous la III e République.

L’ENGAGEMENT ANTICOLONIA- LISTE DES COMMUNISTES DES PAYS COLONISATEURS

Cet engagement anticolonialiste, toutefois, ne va pas toujours de soi. Sur la question algérienne, la posi- tion du PCF fut particulièrement fluctuante. Compte tenu de la pré- sence d"un important prolétariat européen, les premiers commu- nistes algériens défendent une poli- tique assimilationniste, et ils com- battent les tendances nationalistes au sein des populations indigènes. Cette attitude est critiquée par l"Internationale communiste, mais aussi au sein du PCF. En novembre 1932, un rapport de l"IC dénonce«le mépris intolérable du travail colo- nial»par le parti français. Au début des années trente, ce dernier tente alors une ouverture en direction des organisations musulmanes en revendiquant ouvertement l"indé- pendance algérienne et l"abolition du statut de l"indigénat. Mais le Front Populaire et la lutte antifas- ciste le poussent à mettre en sour- dine son discours anticolonial, la priorité étant donnée à la «défense des intérêts de la France». Alors que le parti était à la pointe du combat contre la guerre du Rif et qu"il sou- tiendra sans hésitation le Viet Minh, il se démarque de l"Etoile nord-africaine, mouvement natio- naliste dirigé par le communiste algérien Messali Hadj. Première force politique à réclamer l"aboli- tion de l"indigénat et l"indépen- dance de l"Algérie, le parti fait marche arrière au nom de «l"union du peuple algérien avec la France dans la lutte antifasciste».

Au lendemain de la Libération, le parti a clairement renoncé à la revendication d"indépendance. Lors de l"insurrection du 1er novembre 1954, il stigmatise des «actes indivi- duels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes». En mars 1956, il vote les pleins pouvoirs au socialiste Guy Mollet qui annonce vouloir rétablir «la paix en Algérie». L orsque la politique du nouveau président du conseil s"oriente vers la guerre à outrance contre le FLN, le P CF retrouve alors sa combativité anticoloniale, mais sans adhérer pour autant aux thèses du mouve- ment national algérien. Sur place, de nombreux militants le rejoignent p ourtant à titre individuel. Des com- munistes d"origine européenne pas- sent à la résistance, comme l"aspi- rant Henri Maillot et l"ouvrier Fernand Iveton, qui seront arrêtés, torturés et exécutés. La mort de Maurice Audin sous la torture et le témoignage d"Henri Alleg sur cette même pratique contribuent à éveil- ler les consciences. Appelés du contingent qui refusent de partir combattre en Algérie, les «soldats du refus» sont pour la plupart de jeunes communistes. Mais le parti hésite à glorifier une action jugée inefficace, et il peine à contrer l"in- fluence des partisans de l"Algérie française : lorsqu"il fustige les exac- tions des militaires en Algérie, on l"accuse aussitôt de trahir l’intérêt national. Comme toujours, la force des choses finit par l"emporter : longtemps focalisé sur le mot d"or- dre «Paix en Algérie», le PCF agrée enfin la revendication d"indépen- dance à l"automne 1959.

Ce détour par l"exemple algérien montre que la lutte anti-coloniale, pour les militants communistes des pays colonisateurs, n"est pas toujours une mince affaire. En fai- sant la part des fluctuations stra- tégiques, des erreurs tactiques et des errements individuels, on peut néanmoins dresser ce constat : le communisme est le seul mouvement politique du XX e siècle à s’être jeté massivement dans la lutte contre le colonia- lisme. Faisant voler en éclats le vieux monde colonial, les bolche- viks ont affirmé le droit à l"autodé- termination nationale pour tous les peuples opprimés. Avant- garde des mouvements de libéra- tion nationale, les communistes chinois ont débarrassé leur pays des prédateurs étrangers et aboli toute discrimination envers les minorités ethniques.

Les communistes vietnamiens ont infligé une cuisante défaite à la puis- sance coloniale française avant de vaincre à son tour la gigantesque machine de guerre impérialiste. Au Maghreb, les nationalistes algériens d"obédience communiste ont jeté les bases de la lutte pour l"indépen- dance. Dans les Caraïbes, les com- munistes cubains ont chassé les Yankees, puis ils ont aidé leurs frères africains à se débarrasser du colo- nialisme européen. A suivre…