Patrimoine : Sauvegarder, c’est bien. Entretenir et protéger, c’est mieux !

On ne le répétera jamais suffisamment. Le peuple guade- loupéen a son histoire, singulière même par rapport à celle d’au- tres peuples. Une histoire avec les racines séculaires profondes qui nous permet aujourd’hui de prendre connaissance de cer- taines réalités, grâce à des témoins matériels qui ont traversé le temps.

Et c’est bien le cas de ces deux pylônes qui conti- nuent à veiller, comme des dieux, sur la cité Mortenol à Pointe-à-Pitre. Eux-aussi, comme de très nombreux monuments lais- sés en Guadeloupe à l’assaut du temps, méritent plus d’égards. Ils font pitié à tous les passants et le poète ne pourrait qu’écrire :«Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Qui s"attache à notre âme et la force d"aimer ?...» (Alphonse de Lamartine).

Oui, ces deux objets inanimés ont bien une âme et, c’est sans doute l’unique raison qui a plaidé pour leur non démolition, lors de la résorp- tion de l’habitat insalubre de ce sec- teur. Comme des sentinelles majes- tueuses, ils accueillent, avec beau- coup de nostalgie, à l’entrée du pont dit «Pont des Sonis». On devine l’existence de ce pont avec la rambarde en bois à gauche et les deux blocs de béton à l’entrée pour interdire le passage de véhicules lourds. Jadis, après avoir traversé ce pont, par un chemin bordé de cases en bois insalubres, on arrivait en effet sur le terrain de football de l’association «Les Sonis» où les joueurs de clairons et de grosses caisses de la fanfare municipale de Pointe-à-Pitre ainsi que les, footbal- leurs, répétaient. Ce terrain com- muniquait avec le quartier de Boissard par un très étroit sentier, deuxième possibilité de sortie pour le quartier de Boissard.

Après les ravages causés à l’habitat par l’ouragan Inès qui fit 22 morts, le relogement de plusieurs dizaines de familles a été fait sur ce terrain des Sonis, sous des tentes. Village de tentes que l’on voyait pour la première fois en Guadeloupe Cet habitat précaire a perduré de façon insupportable, obligeant les occu- pants à construire petit à petit des cases, ce qui n’a pas tardé à faire apparaître une zone de bidonvilles.

La résorption de l’habitat insalubre par la ville des Abymes a nécessité, depuis plusieurs décennies, la démolition partielle du pont des Sonis. Ses deux pylônes ont été sau- vegardés heureusement. Nous pouvons témoigner que ce pont était connu de tout l’archipel gua- deloupéen car, c’était le lieu de pré- dilection pour les hommes passion- nés du jeu avec des dés, appelés à l’époque «jouwè grenn dé» (joueurs de dés), le samedi et le dimanche après-midi. Des sommes d’argent étaient pariées et il fallait surtout respecter ses engagements pour ne pas être blessé au rasoir à manche, ce qui donnait une très mauvaise réputation à ces joueurs considérés comme étant des «vié nèg»(vieux nègres, de mauvaise éducation), qui y dépensaient la paie de leur quinzaine ou de leurs gains aux jeux. On se devait même, s’il fallait passer sur ce pont à ces moments de jeux, de le faire avec beaucoup de discrétion, pour ne pas être soi- même victime innocente d’un joueur ayant mal interprété un regard, ou un geste. D’autres jeux s’y déroulaient avec les mêmes risques et motivation, tels : «I ka, I pa ka»ou «dominos». L’alcool, évi- demment, sous toutes ses formes, était de la partie.

Ce lieu qui a connu une vie si trépi- dante, pratiquement depuis la colo- nisation, est chargé d’histoire et fait partie aussi de notre patrimoine. Il convient donc de laisser, autant que possible, des traces et ne pas procé- der à des «déboulonnages» intem- pestifs ou des destructions abu- sives. D’autant plus que, notre com- patriote Christy Campbell dit Admiral-T, a souligné être enfant de ce quartier qui était cependant dis- tinct de Boissard, à notre époque. Il l’a connu en effet seulement depuis 42 ans. En dépit de toutes les souf- frances qu’il a vécues et qu’il a évo- quées, lors de son émission avec Yasser sur Guadeloupe la première, le vendredi 11 février 2022, la situation du point de vue urbani- sation, tant du côté du terrain des Sonis que de Boissard, avait déjà considérablement évolué, grâce à l’action de ses aînés. Beaucoup, encore en vie aujourd’hui, peu- vent en témoigner.

Avoir sauvegardé les deux py- lônes témoins d’une histoire, c’est déjà bien. Mais les entretenir et les protéger, seraient encore mieux pour l’image de la cité envi- ronnante. C’est à cela que nous invitons les collectivités et orga- nismes concernés.