USA : 9 mai 1865, il y a 157 ans La Guerre de Sécession, ou comment les esclaves mirent fin à l’esclavage ?

C’est l’extraordinaire mobilisa- tion du peuple afro-américain qui a fait pencher la balance en faveur des forces du Nord, en arrachant dans le même temps sa propre libération et une série d’acquis politiques sociaux… que les capitalistes réunis du Nord et du Sud allaient cepen- dant vite remettre en cause.

I% y a 157 ans, aux Etats-Unis, la victoire du Nord lors de la Guerre de Sécession mit fin à plusieurs centaines d’années d’es- clavage et de traite des Noirs. Cependant, ce n’était pas l’objectif initial des politiciens et capitalistes du Nord. Le risque d’une défaite les a forcés à promettre la liberté aux esclaves, ce qui a enclenché chez ceux-ci un mouvement de révolte que l’historien noir W.E.B. Du Bois a qualifié de «grève générale». Ce mouvement a permis la victoire duNord et l’établissement dans le Sud du régime politique et social le plus démocratique que les Etats-Unis aient connu, jusqu’à son abandon par les politiciens du Nord et la mise en place de la ségrégation.DEUX SYSTÈMES PRODUCTIFSCONCURRENTS, PUIS ANTAGONISTES

Dès l’établissement des colonies britanniques en Amérique du Nord, deux systèmes productifs différents se sont développés au Nord et au S ud. Au nord, la campagne était dominée par la petite paysannerie propriétaire qui produisait avant t out pour sa propre subsistance, les villes y étant dominées par le capital marchand

. Au Sud, il existait une a griculture de plantation, fondée sur l’esclavage, la traite et la domi- nation d’une aristocratie terrienne très minoritaire à côté d’une petite paysannerie blanche pauvre.

La principale production agricole du Sud est alors le coton pour l’expor- tation, qui correspond aux besoins de l’industrie textile anglaise en pleine expansion. Les marchands du Nord commercialisaient le coton du Sud et, lors de la guerre d’indé- pendance (1775-1783), paysans et marchands du Nord et aristocrates esclavagistes du Sud luttèrent con- jointement contre l’Angleterre afin de pouvoir accéder à un développe- ment autonome.

Cependant, les petits paysans du Nord craignaient, si le Sud se renfor- çait, d’être remplacés par de la main- d’oeuvre esclave. Et les aristocrates du Sud avaient peur qu’un régime démocratique donne vite l’avantage au Nord dont les villes connaissaient une expansion démographique importante. La Constitution améri- caine (1787) conférait aux proprié- taires d’esclaves des votes addition- nels à hauteur de trois cinquièmes du nombre des esclaves qu’ils possé- daient. Il est ironique de remar- quer que plusieurs des rédac- teurs de la Déclaration d’Indé- pendance(1776), qui proclame que «tous les hommes sont créés égaux et indépendants, et de cette création découlent des droits inhé- rents et inaliénables parmi lesquels la préservation de la vie, la liberté et la poursuite du bonheur», étaient de grands propriétaires d’esclaves, à l’instar de Thomas Jefferson.

La ligne Mason-Dixon (entre la Pennsylvanie qui abolit l’esclavage en 1780 et le Maryland, étendue à l’ouest en 1820) fixait la limite entre Etats esclavagistes au Sud et non- esclavagistes au Nord. Cependant, le développement économique du Nord allait remettre en cause ce compromis. La petite propriété paysanne d’autosubsistance du Nord se transforma en production agricole pour le marché, intérieur et mondial, et l’industrie prit le pas sur le commerce dans les villes. Au cours de la première moitié du 19e siècle, les banques aidées par l’Etat se lancèrent dans la spéculation sur les terres agricoles au Nord. La petite propriété d’autosubsistanceétait fondée sur l’abondance et le coût modeste des terres. L’aug- mentation du prix de la terre, qui devint une marchandise, rendit nécessaire pour les fermiers de dis- poser de liquidités pour acheter des terres et pour emprunter.

Cela les poussa à produire pour le marché. Ils durent se spécialiser, en achetant les outils et textiles qu’ils produisaient auparavant eux-mêmes. L’exploitation du tra- vail familial ne suffit plus, il fallut embaucher des ouvriers agricoles. Ceux-ci se trouvèrent parmi les fermiers qui n’avaient pas la for- tune nécessaire pour s’adapter au marché. Les autres fermiers, rui- nés, allèrent grossir la population des villes qui devinrent de véritables centres manufacturiers.

Les secteurs industriels liés à la pro- duction agricole (production d’ou- tillage, transport, conditionnement alimentaire, etc.) se développèrent. L’agriculture du Nord était bien plus productive que celle du Sud. Le recours à la main-d’oeuvre salariée, coûteuse, incita les fermiers du Nord à augmenter la productivité de chaque ouvrier agricole et à investir dans des outils de plus en plus performants. Au Sud, l’abon- dance de main-d’oeuvre peu chère rendait superflue la rationa- lisation de la production : il suffi- sait d’ajouter de la main-d’oeuvre (quasi gratuite) ou d’augmenter la surface cultivée. La productivité agricole dans le Sud resta peu éle- vée, un phénomène accentué par la faible division du travail : quasi- ment tout ce qui servait au travail et à l’entretien des esclaves, outils, textiles, était fabriqué sur la plantation. Ainsi le Nord voyait dans le Sud un énorme gâchis écono- mique, qu’il n’était cependant pas prêt à remettre en cause. Les intérêts du Nord et du Sud fini- r ent par rentrer en conflit dans les années 1850, autour de la question de l’Ouest. Alors que le massacre des tribus indiennes libérait à l’Ouest de nouveaux territoires, la q uestion se posait : l’esclavage y serait-il légal ? Le Nord était prêt à tolérer l’immense gâchis écono- m ique du mode de production esclavagiste au Sud, mais il ne renonça pas aux profits faramineux escomptés de l’extension de l’agri- culture capitaliste à l’Ouest. D’autre part, alors que le Nord souhaitait établir de fortes barrières doua- nières afin de développer une pro- duction industrielle autonome et ne plus avoir à être en compétition avec les produits étrangers, le Sud qui reposait principalement sur les exportations de coton souhaitait des barrières douanières faibles.

Entre 1854 et 1861, des affronte- ments eurent lieu au Kansas entre des groupes pro-esclavage et anti- esclavage revendiquant chacun leur bon droit en l’absence de législation fédérale, chacun avec des complici- tés au Nord et au Sud. En 1859, le pasteur abolitionniste John Brown fut exécuté à Harper’s Ferry, en Virginie, après avoir essayé d’atta- quer une armurerie et de distribuer des armes aux esclaves pour fomenter une révolte. C’est le Sud qui provoqua la guerre en déclarant sa sécession du Nord, c’est-à-dire la constitution des Etats esclavagistes en une Confédération d’Etats sépa- rée de l’Union, avec pour capitale Richmond, Virginie, et comme pré- sident Jefferson Davis, et en atta- quant Fort Sumter en avril 1861.LA «GRÈVE GÉNÉRALE» DES ESCLAVES

Au début de la guerre, le but des politiciens du Nord était de mainte- nir l’Union sans toucher à l’escla- vage dans le Sud. Le président de l’Union, le Républicain Abraham Lincoln, déclarait en août 1862 :«mon objectif par-dessus tout dans cette lutte est de sauver l’Union, et ce n’est ni de sauver ni de détruire l’es- clavage».Le camp anti-esclavagiste au Nord était représenté alors par les Républicains radicaux ou par les abolitionnistes, mais les uns et les autres étaient très minoritaires. Les abolitionnistes étaient divisés, cer- tains comme Frederick Douglass, ancien esclave noir, favorables de plus en plus à une lutte autonome et armée du peuple noir, d’autres comme William Lloyd Garrison, souhaitant l’alliance avec les Républicains et remettant la lutte anti-esclavage dans les mains du gouvernement fédéral.

Au début, le Sud domina largement une guerre de position. C’était une g uerre de tranchées au niveau des frontières entre Nord et Sud, avec une utilisation massive de l’artillerie e t des assauts sanglants. Ni le Nord ni le Sud n’étaient préparés à un conflit d’une telle intensité, mais le Sud résistait mieux. Son économie, reposant sur les quatre millions d’es- claves travaillant dans les champs, permettait aux aristocrates d’enrô- ler les Blancs pauvres dans l’armée tout en maintenant un appareil pro- ductif fonctionnel. Le Nord eut recours à la conscription chez les fermiers et dans la population urbaine, qui se révolta à plusieurs reprises. Le paroxysme fut atteint à New York dans les Draft Riots (émeutes de la conscription) de juillet 1863 dans lesquelles la population pauvre refusa la conscription, attaquant les beaux quartiers en même temps qu’elle lynchait des Noirs.

Abraham Lincoln fit la Proclamation d’Emancipation en janvier 1863, promettant à tous les esclaves la liberté, afin de détruire le principal pilier de l’économie sudiste. Cette promesse provoqua la «grève générale des esclaves». Les chiffres varient, mais peut-être un demi- million d’esclaves fuirent le Sud et toute une partie se mit au service de l’armée de l’Union. Ceux qui res- taient dans les plantations ralentis- saient les cadences afin de gêner l’économie de guerre sudiste.

Les politiciens du Nord furent d’abord réticents à se servir des N oirs, mais de nombreuses lettres d’officiers nordistes faisaient voir le bénéfice de les enrôler. Les anciens e sclaves constituèrent les troupes les plus déterminées et les plus cou- rageuses de l’armée de l’Union. Certains Noirs furent même admis comme officiers ou sous-officiers. A lors que certains officiers nordistes s’en servaient comme chair à canon, pour d’autres, il s’agissait de troupes d’élite avec lesquelles ils étaient «honorés d’avoir combattu».

A partir de le défaite du Sud à la bataille de Gettysburg, Pennsyl- vanie, en juillet 1863, le Nord alla de victoire en victoire, malgré des combats féroces et sanglants, jusqu’à la reddition du comman- dant général des forces sudistes, le général Robert E. Lee, en avril 1865 à Appomattox, Virginie.RECONSTRUCTION... ET SÉGRÉGATION

A la fin de la guerre, le Sud était dévasté et il y avait une nécessité pour le Nord de le réorganiser poli- tiquement et économiquement afin d’empêcher les tentatives de rétablissement de l’esclavage et de le rendre productif à nouveau. Si la fin de l’esclavage n’était pas le but premier des politiciens du Nord au début de la guerre, sa chute consti- tua pour eux une opportunité de moderniser le Sud.

Le Nord se désengagea peu à peu de la Reconstruction, avant d’y mettre fin en retirant les troupes fédérales du Sud en 1877. Sans la protection de l’armée, les anciens esclaves se retrouvèrent seuls, a bandonnés par les Blancs pauvres que l’absence de protection mili- taire et les prébendes promises par l es aristocrates au nom de «l’unité de la race blanche» convainquirent de changer de camp.

La terreur s’abattit dans le Sud, associée à la mise en place de la ségrégation, autorisée en 1896 par l’arrêt «Plessy contre Ferguson» de la Cour suprême. Noirs et Blancs devaient vivre «séparés et égaux». En fait les Noirs devinrent des citoyens de seconde zone, ayant accès à des équipements de moin- dre qualité. Pour voter et être éligi- ble, il était désormais nécessaire de savoir lire, ce qui était le cas de bien peu d’anciens esclaves. La terreur du Klan s’assura que les Noirs même alphabétisés n’aillent pas voter.

L’espace démocratique ouvert par la Reconstruction disparut. Les marchands blancs, seuls présents dans des localités isolées, faisant payer des prix scandaleux pour des denrées de base, assurant ainsi l’en- dettement des Noirs. Beaucoup furent forcés de retourner travail- ler dans les plantations pour des salaires de misère. La ségrégation se mit en place, mettant fin à un des moments de vie démocra- tique les plus intenses que les Etats-Unis aient connu. Et si c’est dans le Sud que naquit la ségréga- tion, il ne faut pas oublier que le Nord, qui souvent s’en lave les mains, la rendit possible...Source : gauchemip